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Full text of "Nietzsche et la réforme philosophique"

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• 



WIDEXER 

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JULES DE GAULTIER 

Nietzsche 

et la 

Réforme philosophique 



DEUXIÈME EDITION 



PARIS 

SOCIÉTÉ DV MERGVRE DE FRANCE 

XXVI, RVE DE CONDÉ, XXVI 
MCMIV 



NIETZSCHE 
ET LÀ RÉFORME PHILOSOPHIQUE 



DU MÊME AUTEUR: 

DE KANT A NIETZSCHE I Vol. 

le bovarysme (Essai sar le pouvoir (V imaginer). . i vol. 
la fiction universelle ( Deuxième essai sar le pou- 

voir d'imaginer) i vol. 



i- 



9 

JULES DE GAULTIER 



Nietzsche 

et la 

Réforme philosophique 



DEUXIÈME ÉDITION 



PARIS 



SOCIETE DV MERCVRE DE FRANCK 

XXVI, KVK DE CONDÉ, XXVI 



P/JLt 3ù«0J*7. -3l 




jH*- 



JUSTIFICATION DU TIRAGE 



1481 



Droits de traduction et do reproduction réservés pour tous pays, y compris 
la Suède et la Norvège. 



AVERTISSEMENT 



Il existe de notre temps une croyance idéologi- 
que. Expression contemporaine du besoin religieux, 
elle s* exerce sous l'invocation de la Raison. 

On a confondu la raison, art de raisonner, de 
lier entre eux les éléments de connaissance de la 
façon la plus utile pour l'espèce humaine, avec la 
Raison considérée comme une entité législative, 
fixant la loi et spécifiant les formes du réel. Avec 
la raison, art de raisonner, on avait ruiné la 
croyance théologique, on avait supprimé les anti- 
nomies les plus grossières que suscitait l'idée de 
la divinité, on avait répudié l'expédient du miracle 
qui, suggérant une explication des phénomènes 
indépendante du témoignage de nos sens, étran- 
gère aux données de nos plus anciens organes 
de connaissance, compromettait à jamais toute 
conception cohérente de la réalité, et, on lui 
avait préféré * l'aveu d'ignorance, qui, précisant 
l'objet de la recherche, en détermine les direc- 



6 NIETZSCHE ET LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE 

tions et stimule aussi d'un défi la passion de con- 
naître. Telle avait été l'œuvre utile et féconde 
de la raison, art de raisonner, de l'activité intel- 
lectuelle s'exerçant sous sa forme la plus énergi- 
gique et détruisant tous les artifices imaginés par 
l'intelligence paresseuse. Mais l'esprit humain, déli- 
vré par la raison de la servitude théologique, s'est 
fait de son libérateur un nouveau maître : la raison 
était un moyen au service de l'intelligence, la Rai- 
son est devenue l'Etre et la Loi de l'Etre, le Verbe, 
la Cause première et le But, un principe régula- 
teur et tyrannique, imposant à l'intelligence le 
frein du dogme. Le Rationalisme ayant banni l'art 
de raisonner a pris la place du Déisme et les attri- 
buts divins sont devenus les idées de la Raison. 
On a vu luire dans le ciel idéologique les mêmes 
signes qui brillaient dans le ciel de la Bible, on y 
a découvert les mêmes constellations et jusqu'à 
cette même étoile qui dirigea vers Tétable la course 
des bergers et des mages. Loin que le rationalisme 
soit une réaction contre le déisme et ses formes chré- 
tiennes, il en est l'expression exagérée sous un mas- 
que mieux ajusté à la forme de la crédulité contem- 
poraine. 

il y a contradiction entre la raison, prise comme 
art de raisonner, et la Raison, prise 'au sens théo- 



AVERTISSEMENT 



logique, comme lieu des idées. On ne peut être à la 
fois rationaliste et raisonnable. Au nom de la rai- 
son prise comme moyen et instrument de connais- 
sance, il est nécessaire de nier la Raison comme 
principe législatif et source des idées. 

Or, si les trois ouvrages qui ont été précédem- 
ment publiés comportent un caractère commun et 
dominant, c'est, parallèlement à une conception 
générale d'illusionisne et d'idéalisme, celui d'une 
protestation contre le point de vue rationaliste, 
contre la croyance en la réalité objective de l'Idée. 

Dans un premier livre, « de Kant à Nietzsche », 
on a analysé et combattu la croyance rationaliste 
sous sa forme la plus fragile, la plus récente et la 
plus fanatique, sous sa forme morale. A vrai dire, 
uniquement préoccupé de ruiner Pidée d'un Bien 
en soi et de restituer au fait moral ses origines 
physiologiques, on acceptait alors, avec Kant, l'a- 
priori des notions de cause, de temps et d'espace, 
c'est-à-dire que Ton faisait place à une vérité 
rationnelle dans Tordre logique : les formes de la 
connaissance, tenues pour immuables et nécessaires, 
étaient distinguées du contenu phénoménal, où l'on 
impliquait la matière des mœurs, et dont on mon- 
trait qu'il recevait, du mécanisme même de ces for- 
mes, sanature insaisissable et son caractère illusoire 



b NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

de jeu optique, exclusif de toute finalité, de toute 
réalité objective et de tout être véritable, au sens 
métaphysique. C'est dire aussi que cette réfutation 
de l'objectivité du monde moral était alors exé- 
cutée avec un minimum de moyens. 

La notion du Bovarysme, aboutissant à celle de 
la Fiction universelle, accentuait, en deux autres vo- 
lumes, ce caractère d'illu sionisme attribué à l'Uni- 
vers. Si le fait de se concevoir autre semblait im- 
pliquer l'existence d'une réalité objective, en tant 
qu'on en poursuivait l'analyse, ainsi que d'un tra- 
vers humain, dans les psychologies individuelles, 
ce fait se montrait essentiel dès- que l'on en recher- 
chait les origines dans l'acte même de la connais- 
sance. Il apparaissait alors que connaître une 
chose, et la connaître autre qu'elle n'est, sont 
deux expressions pour un même phénomène; que 
la connaissance d'une chose par elle-même impli- 
que, avec la distinction nécessaire en objet et en 
sujet, parmi les perspectives de la cause, de l'es- 
pace et du temps, une dissociation et une disper- 
sion de tous les éléments de la chose et ne la rend 
connaissable, pour elle-même, que différente d'elle- 
même. Il apparaissait que les idées d'être et de 
vérité, introduites dans le jeu de ce phénomène de 
connaissance nécessairement faux, ne sont elles- 



AVERTISSEMENT 



mêmes que des perspectives, des toiles de fondy 
tendues et fixées par une convention d'utilité men- 
tale et sur lesquelles se détachent visibles, saisis- 
sables et évaluables les péripéties du mouvement. 

Une telle conception ne laissait place à aucun 
en-soi rationnel. Toutefois, cette conclusion con- 
traire au rationalisme n'était atteinte que comme 
le corollaire d'un but principal : montrer dans 
le monde un phénomène d'illusion, situer dans le 
spectacle, et non dans l'existence, la raison d'être, 
de l'existence, fournir, avec la notion du Bovarysme, 
la méthode de vision la plus propre à observer le 
spectacle et à en jouir. 

Nietzsche, au terme de ses analyses, est arrivé 
à une conception d'illusionisme singulièrement 
pareille. On rencontre en effet dans son dernier 
volume cette formule que motivent toutes ses ana- 
lyses précédentes : « Ce qui peut être conçu est 
nécessairement une fiction(i). »Mais, par une inver- 
sion de tendances, cette conclusion, qui fut ici 
recherchée comme un but, ne semble avoir été pour 
lui que la conséquence ou le moyen d'u ne entre- 
prise différente, plus directement poursuivie : cette 
critique de tout rationalisme, qui était ici atteinte 

(i) La Volonté de Puissance* Ed. du Mercure de France, traduc- 
tion Henri Albert, t. II, p. 28. 



10 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

indirectement, cette ruine d'une conception idéolo- 
gique où il voyait une entrave à la vie, qu'il dési- 
gnait dans la Volonté de Puissance comme la 
cause du nihilisme européen. Que l'activité répan- 
due dans l'univers ne reçoit de commandement que 
d'elle-même, que les lois qui semblent la régir sont 
son œuvre et son invention, qu'il en est ainsi de ces 
lois même du monde logique qui semblent condi- 
tionner toute connaissance, telle est la démonstra- 
tion que Nietzsche a poursuivie et qu'il a poussée 
à bout avi>c une ampleur et une force incompa- 
rables. C'est cette part de son œuvre que l'on s'est 
efforcé de présenter dans ce volume, sous une forme 
systématique et à laquelle on a donné le nom de 
Réforme philosophique. 

La conception de Nietzsche, en effet, en même 
temps qu'elle condamne toutes les démarches an- 
ciennes de la philosophie, assigne à la philosophie 
un but absolument nouveau et différent. La philo- 
sophie était la science de la sagesse : il semblait que 
la sagesse fût quelque chose de supérieur à la vie, 
en sorte qu'il fallût la découvrir pour amender la 
vie. Du point de vue de Nietzsche,|il n'y a rien au- 
dessus ou en dehors de la vie, et la vie s'invente 
à elle-même sa valeur, ses buts et ses lois: ce qui 
importe, ce n'est donc plus la dialectique, qui part 



AVERTISSEMENT 



à la recherche d'une vérité cachée quelque part et 
qu'il faut découvrir, mais c'est le goût et le désir 
qui inventent les formes du réel. 

Dans l'étude qui a pour titre le Parti pris socio- 
logique, on a montré, sous le jour de cette concep- 
tion nouvelle, à quelle condition une opinion est 
légitime, et quelles applications Nietzsche lui- 
même a faites de son point de vue. Dans celle qui 
vient après, Schopenhauer et Nietzsche, on s'est 
efforcé de faire voir comment ce point de vue de 
Nietzsche permet de concilier des conceptions que 
la croyance à l'idée d'une vérité en soi rendait in- 
conciliables. Des deux dernières études du volume, 
Nietzsche et la pensée française est une réponse 
à quelques-unes des objections que souleva en 
France, lors de sa première apparition et de sa pre- 
mière vogue, la philosophie de Zarathoustra. On 
a voulu y marquer aussi les traits absolument ori- 
ginaux de cette philosophie : tâche superflue, s'il 
était entendu que le génie vêt de candeur tout ce 
qu'il touche, fait sortir de toutes les choses des 
significations inconnues, et fait entendre, pour la 
première fois, même des paroles anciennes. 

Le philosophe comme créateur de valeurs est, en 
quelque sorte, un premier état de la Réforme phi- 
losophique. Cette étude fut composée à une époque 



la NIETZSCHE ET LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE 

où la Volonté de Puissance n'avait pas encore été 
publiée : elle offre, a-t-il semblé, un intérêt rétro- 
spectif, en laissant voir que la philosophie de 
Nietzsche, marquée au sceau d'une parfaite unité, 
comportait, dès cette époque, une entière construc- 
tion, en laissant voir aussi, par comparaison avec 
celte partie de l'œuvre déjà achevée, quelles am- 
plifications et quel fécond épanouissement com- 
portent, dans le sens des premiers développements, 
les analyses du livre posthume, celles notamment 
où s avec la Volonté de Puissance en tant que con- 
naissance, Nietzsche a atteint, semble-t-il, le faîte 
de sa propre pensée. 



LÀ RÉFORME PHILOSOPHIQUE 



LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE 

I. Proposition maîtresse de la pensée de Nietzsche : il D'est 
pas de force au-dessus de la force. En quoi cette tautologie 
est une réforme. — II. Tentative de l'esprit hamain en vue 
d'élever an principe aa-dessas de la force dans le 
domaine spéculatif : le monde des idées, — III. L'idée du 
vrai, forme suprême de la croyance idéologique, consi- 
dérée par Nietzscha comme un artifice biologique. Utilité 
vitale de la fiction idéologique. — IV. Examen , sous le 
jour de cette dernière conception, de la vérité morale. — 
V. Examen de la vérité esthétique. — VI. Examen de la 
vérité logique. — VII. Tentative de l'esprit hamain en 
vue d'élever un principe au-dessus de la force dans le 
domaine historique et concret : le mouvement juif, le 
Christianisme et la Révolution . 



I 



Au cours d'un volume où la philosophie de 
Nietzsche fut choisie pour marquer le terme d'une 
évolution (i), on a exposé comment cette philoso- 

(I) De Kant à Nietzsche. Ed. du Mercure de France. 

a. 



IÔ NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

phie, faisant pénétrer dans le domaine de la sensi- 
bilité des idées qui n'avaient reçu jusque-là qu'un 
développement abstrait, a cpnsacré une véritable 
réforme, a daté dans Tordre de la pensée une ère 
nouvelle- On voudrait ici préciser d'un seul trait 
le caractère essentiel de cette réforme. Or, réduite à 
sa plus simple expression , la philosophie de Nietzsche 
consiste en cette unique et simple affirmation : il 
n'est point de force au-dessus dej lar force. La force 
est l'unique mesure de tout. Pour marquer avec 
plus de relief le caractère tautologique de cette 
énonciation, on la formulera ainsi : étant donné 
que la définition de la force embrasse l'ensemble 
total des qualités par lesquelles une chose l'em- 
porte sur une autre, rien, en un système dont tous 
les éléments agissent et réagissent les uns sur les 
autre, rien n'existe et n'occupe un rang, qui ne 
tienne son existence et son rang, strictement ;et 
hiérarchiquement déterminés, du fait de sa propre 
force, ou du bon plaisir et de l'agrément de ce qui 
est fort. Une telle proposition implique le sens qu'il 
convient d'accorder à cette expression, le détermi- 
nisme de la force, qui sera fréquemment employée 
dans le cours de cette étude. 

Présentée sous cette forme abstraite, cette pro- 
position paraît évidente jusqu'à l'inutile. Pourtant, 



LA REFORME PHILOSOPHIQUE 



dès que Ton considère la fortune qui lui fut réser- 
vée dans l'opinion humaine, en s'aperçoit qu'il n'en 
est pas de plus hautement désavouée. Il s'est pro- 
duïtj en effet, au cours des époques historiques, 
un formidable effort de la pensée dans le but de 
concevoir la réalité autre qu'elle n'est, et, si la 
croyance au déterminisme de la force constitue 
toujours, par son ancienneté, notre représentation 
la plus objective du monde, une autre croyance s'est 
formée à côté d'elle qui a entrepris de distraire de 
son commandement toute une part de la réalité. 
Or, cette entreprise a réussi au delà de toute vrai- 
semblance avec la création du monde moral : se 
réclamant de l'idée, le monde moral se réclame 
d'un principe qui, dans l'esprit de ses inventeurs, 
ne connaît aucune mesure de comparaison avec le 
déterminisme de la force. 

En énonçant qu'il n ? existe aucun principe au- 
dessus ou en dehors de la force, Nietzsche heurte 
donc une croyance d'autant plus violente que son 
apparition est relativement plus récente dans la 
chronologie infiniment ancienne de l'évolution de 
la pensée, qu'elle n'a cessé d'aller grandissant et 
qu'elle semble à l'heure actuelle atteindre son apo- 
gée. L'évaluation morale, sous'quelque forme plus 
ou moins apprêtée, domine l'humanité contempo- 



l8 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

raine, du moins l'humanité occidentale, et nombre 
d'esprits éclairés, tandis qu'ils se targuent de ne 
point admettre l'intervention du miracle, acceptent 
sans difficulté l'existence permanente d'un principe 
extérieur et supérieur à la force, d'un principe 
métaphysique qui donne un sens au physique, le 
domine et le régit. L'idée de finalité, empruntée à la 
théologie et qui, dans ce domaine, recevait sa forme 
de la volonté divine, a été transportée dans le 
monde moral où elle halluciné directement les con- 
sciences. Les vertus théologales, à peine modifiées, 
sont devenues vertus sociales, et, fondées sur l'im- 
pératif idéologique, reçoivent un culte rajeuni aussi 
dévot que l'ancien. 

Si, comme le pense Nietzsche, l'Instinct de con- 
naissance est une dépendance de l'instinct vital, si 
la Connaissance est un moyen de puissance, si l'in- 
telligence, en un mot, est un organe d'utilité au 
même titre que l'estomac ou le poumon, une mala- 
die de la Connaissance est une cause d'abaissement 
pour la vie et c'est une maladie que cette concep- 
tion du monde moral. C'en est une parce qu'elle 
met en échec la conception déterministe à l'égard 
d'une catégorie de phénomènes que celle-ci était 
appelée à évaluer avec les mêmes mesures qu'elle 
applique au reste du monde. Elle rompt ainsi toute 



LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE IQ 

relation entre les phénomènes de cette catégorie et 
les autres et, les retirant, de ce fait, du champ où 
la connaissance est possible; elle est une cause d'a- 
moindrissement de notre pouvoir de connaître. 
Est-ce à dire que l'évaluation déterministe possède 
une valeur objective, que par elle nous atteignions 
une connaissance adéquate à un en-soi des choses? 
Nullement, mais il faut bien reconnaître qu'elle est 
à la base de tout notre système de connaissance 
actuel et, qu'à moins de bouleverser ce système jus- 
que dans ses assises fondamentales, — notions de 
cause, de temps, d'espace, — aucune connaissance 
n'est possible qui ne prenne place dans ses cadres 
et qui ne soit saisissable dans la perspective de ce 
plan unique. 

La proposition essentielle de Nietzsche : « il n'y 
a pas de force au-dessus de la force », rétablit donc 
dans l'esprit humain une conception élémentaire 
sur laguelle repose ce qui nous lient lieu d'une 
réalité objective; elle brise un masque que l'huma- 
nité s'est ingéniée, depuis des milliers d'années, à 
composer et qu'elle a appliqué, à la face des choses, 
pour en dissimuler le premier aspect. Sur cette 
entreprise formidable de falsification, dont l'impor- 
tance conditionne le caractère original et réforma- 
teur de la tautologie nietzschéenne, Nietzsche a 



20 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

tenu son regard fixé avec une acuité et une force 
de pénétration incomparables. Il en a disderné, 
avec la sûreté d'un instinct, et poursuivi sans se 
lasser les menées et les tentatives dans tous les 
ordres où elle s'est manifestée. 



C'est tout d'abord dans le domaine philosophi- 
que qu'il a signalé et combattu les tentatives de 
l'esprit humain pour créer une valeur au-dessus de 
la force. La philosophie lui est apparue comme le 
principal agent de l'entreprise de sophistication 
selon laquelle l'humanité, .obéissant au bovarysme 
essentiel qui la mène, a tenté, au cours des pério- 
des historiques, d'imaginer une forme nouvelle de 
la réalité. Nietzsche a dirigé ici ses attaques contre 
les trois formes idéologiques que les métaphysi- 
ciens se sont efforcés d'élever en entités distinctes 
au-dessus de la force : l'idée d'une vérité morale, 
avec la conception d'un bien en soi, l'idée d'une 
vérité esthétique avec la conception d'un beau en 
soi, l'idée d'une vérité logique avec la conception 
d'un en- soi rationnel, commandant les lois de la 
connaissance. 

Cette tentative de faux monnayage qu'il a dévoi- 



LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE 



lée cous son aspect théorique et abstrait, il l'a dis- 
cernée aussi et combattue avec une violence extrême 
dans ses manifestations sociales ; il a ici désigné 
d'un mot l'entreprise faite en vue de substituer à la 
force, pour la direction des sociétés, un principe 
différent de la force ; il Fa nommée l'insurrection 
des esclaves dans la morale, et il a distingué dans 
cette insurrection trois phases étroitement unies : 
celle qui est inaugurée par le peuple juif, celle qui 
a pour enseigne le Christianisme, celle enfin qui est 
marquée par le triomphe de ce qu'il nomme les 
idées modernes , c'est-à-dire de l'idéal égalitaire. 
Il n'est pas une des analyses de Nietzsche qui n'ait 
pour but de s'opposer à l'une des tentatives que 
Ton vient de distinguer, tant dans le domaine des 
idées pures que dans celui de leur application 
sociale. Or, il n'est pas une de ces tentatives qui 
•n'ait eu pour but de susciter dans l'esprit des 
hommes la foi en un principe supérieur à la force. 
La réforme philosophique de Nietzsche tient donc 
bien tout entière en cette formule : il n'y a pas de 
force au-dessus de la force. Telle est la significa- 
tion précise qu'il fajit attribuer à sa conception du 
monde et de la vie. 

Cette conception, Nietzsche Fa exprimée sous ce 
terme mythologique dont il a fait le titre ultime de 



A3 NIETZSCHE ET LA BEFORMI PHILOSOPHIQUE 

sa philosophie : la Volonté de puissance. Aussi 
emploiera t-on indifféremment Tune pour l'autre 
ces deux formules, il n'est point de force au-dessus 
de ta force ou volonté de puissance, la première 
n'étant que l'énoncé analytique de la seconde. 



II 



C'est dans son Par delà le Bien et le Mal que 
Nietzsche a pris conscience,d'une façon absolument 
netle, de cette tentative de sophistication contre 
laquelle instinctivement il avait élevé les objections 
et aiguisé les analyses de tous ses écrits précé- 
dents. Dans ce livre de sa maturité, il distingue, 
d'une vue générale et parfaitement claire, l'origine 
de ce mouvement et son caractère dominant. La 
nouvelle évaluation a pris naissance dans la philo- 
sophie grecque avec Platon : Platon est le créateur 
de ce monde des idées qui va tenter de substituer 
sou mètre au mètre du déterminisme physique. 
L'erreur la plus dangereuse qui ait jamais été com- 
mise c'esi, dit Nietzsche, « l'invention de l'esprit 
et du bien en soi faite par Platon. Ce serait poser 
la vérité tête en bas, et nier la perspective, nier les 
conditions fondamentales de toute vie que de par- 



LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE 23 

1er de l'esprit et du bien à la façon de Platon (ï). » 
C'est pourtant cette imagination philosophique qui 
a été, par la suite, le point de départ de toutes les 
recherches des philosophes. C'est elle qui anime 
les dissertations des néo-platoniciens et des alex- 
andrins, c'est elle qui tient lieu de base à tout l'é- 
difice de la théologie chrétienne, c'est elle encore 
qui engendre le monde nouménal de Kant, le fina- 
lisme de Hegel et les téléologies sociales des philo- 
sophes positivistes ou évolutionnistes, Comte ou 
Spencer. C'est elle, qui aboutit, de la façon la plus 
plate, à ce spiritualisme dont Victor Cousin a vul- 
garisé la formule en donnant à l'un de ses livres 
ce titre, en guise de manifeste : le Vrai, le Beau, 
le Bien. 

Le procédé de Platon fut celui-ci, qui devint le 
procédé de toute doctrine idéologique : il détacha 
les idées des activités qui les avaient produites et 
les donna pour antérieures à ces activités. Ce qui 
était le dernier terme d'une série physiologique, ce 
qui était conditionné par tous les termes anté- 
cédents de cette série, il en fit un principe législa- 
tif immuable. Ce qui était la conséquence de l'acte, 
ce qui recevait sa qualification du succès ou de 

(1) Par delà le Bien et le Mal. Ed. Mercure de France, page 7* 



*4 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

l'insuccès de Pacte, il en a fait un modèle proposé 
aux actes, écartant, par cette interversion, la possi- 
bilité de tout lien de causalité entre l'acte et l'idée. 
Ainsi détaché de la chaîne de la causalité, le monde 
des idées plane dans le yide et tout l'effort de la 
philosophie depuis Platon s'est ingénié à inventer 
des moyens imaginaires pour entrer en communi- 
cation avec ce monde imaginaire, à inventer des 
facultés imaginaires pour l'appréhender et rece- 
voir ses commandements. Platon avait inventé 
l'esprit pur. Kant inventa la faculté des jugements 
synthétiques à priori, Schelling l'intuition intellec- 
tuelle. Il s'agissait avant tout, dit Nietzsche, de 
« découvrir une faculté pour les choses transcen- 
dantes (i) ». Dans cet ordre de recherches, à vrai 
dire, toute invention dut tenir lieu de découverte 
et la métaphysique se constitua de l'amas de ces 
inventions purement verbales, dont une vaine ter- 
minologie dissimulait le néant. 

On a peine à concevoir [tout d'abord, quand on 
y regarde de sang-froid, le succès qu'a obtenu dans 
le monde cette fable métaphysique. Elle ne repose 
en effet sur aucun fait observable: elle est purement 
imaginaire. Elle n'est pas, dans l'ordre de la con- 

(i) Par delà le Bien et le Mal, page 26. 



LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE 25 

naissance, un principe d'explication. Bien au con- 
traire, en introduisant dans la conception de l'être 
la notion d'un dualisme, elle a donné naissance 
à toutes les contradictions que la philosophie 
s'est imposé la tâche chimérique de résoudre : 
créateur et créature, âme et corps, idée et matière, 
monde moral et monde physique considérés comme 
phénomènes d'ordre différent, déterminisme et 
libre arbitre. Il y a plus, et il faut noter que, pour 
justifier l'introduction de ce principe idéologique 
dans le domaine de la pensée philosophique, l'es- 
prit humain n'avait pas même l'excuse qu'un 
autre principe d'explication fît défaut. La plupart 
des phénomènes que les philosophes idéologues 
prétendent expliquer par des interventions méta- 
physiques reconnaissent en effet, à l'analyse, des 
causes physiques aisément discernables. Les idées, 
dès qu'on les replace sur la tige physiologique, à 
l'endroit où Platon les a brisées, les idées apparais- 
sent ainsi que des attitudes d'utilité pour une phy- 
siologie donnée, on les voit fortes ou faibles, exer- 
çant leur empire sur un nombre d'hommes plus ou 
moins grand selon que les réalités physiologiques 
sur lesquelles elles se sont développées sont elles- 
mêmes fortes ou faibles. Elles se montrent, sous ce 
jour, tributaires de ce déterminisme de la force qui 



26 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

est pour l'esprit humain un principe d'explication 
universel. 

Nietzsche a soumis de nouveau le monde des 
idées à l'hégémonie de ce principe. Il n'y a pas de 
force au-dessus de la force, signifie-t-il. Il existe 
entre toutes les choses une lutte pour la puissance, 
une lutte en vue de dominer. Tout ce qui possède 
quelque perfection la tient du fait de force qui lui 
a permis de prévaloir et d'affirmer sa réalité . Il en 
est des idées comme de tout le reste : qu'il s'agisse 
de l'idée morale, de l'idée esthétique, de l'idée logi- 
que, toutes ces idées ne méritent leur nom que 
parce qu'elles sont des manières d'apprécier et 
d'évaluer propres à une espèce d'hommes qui a 
triomphé sur d'autres espèces. Il y a partout une 
idée du bien, une idée de la beauté, une idée logi- 
que parce que partout il y a une espèce d'êtres qui 
l'emporte sur les autres, et fait prévaloir son éva- 
luation. Ce fait de suprématie est l'expression der- 
nière du fait de puissance, il est la consécration 
du conflit engagé entre toutes les choses en vue de 
s'emparer de la puissance. Et c'est ce caractère uni- 
versel de la lutte pour la puissance qui a permis à 
Kant de soutenir que, si l'idée du Bien en soi sem- 
ble varier dans son contenu, elle comporte une 
vérité formelle universelle. Cette forme universelle 



LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE 2 7 

de lidée, où Kant voyait la manifestation dans la 
conscience du monde nouménal, et sur laquelle il 
fondait son impératif catégorique, n'est autre chose 
que l'expression de ce désir de puissance qui pousse 
tout ce qui est vivant à faire prévaloir et à impo- 
ser comme règle universelle sa propre évaluation. 
Au contraire, les nuances variées des idées morales 
ou esthétiques, ces différences par lesquelles la 
vérité n'a pas même couleur sur l'un et l'autre ver- 
sant des Pyrénées, se justifient par ce fait que ce 
n'est pas la même espèce d'hommes qui l'einporte 
sur tous les points du globe. 

Ce qu'il faut retenir, — en cela consiste toute 
la réforme philosophique [de Nietzsche, — c'est 
que l'idée n'est pas antérieure au fait de force qui 
l'impose, qu'elle en est au contraire une suite, une 
conséquence, une dépendance. L'idée, lorsqu'elle se 
propose comme une loi et comme un commande- 
ment spécifiant une pratique, ne tient son privilège 
impératif que du fait de suprématie qui, à la suite 
d'un conflit, a établi la supériorité d'une espèce de 
choses sur une autre et, pour concréter, d'une 
espèce d'hommes sur une autre, qu'il s'agisse d'une 
race l'emportant sur une race, qu'il s'agisse, dans 
l'intérieur d'une même race, d'une élite l'empor- 
tant sur le grand nombre, ou du grand nombre 



i8 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

l'emportant sur l'élite. L'idée sous |forme de loi 
présente donc un caractère tout à fait secondaire 
et dmvé; elle est le dernier état d'un processus 
pïvy biologique et comporte une généalogie toute 
guerrière. Sa sérénité est le résultat d'un triom- 
phe qui fut le prix d'un effort. L'idée n'est qu'une 
expression de la force. Une chose est bonne, au 
sens vénérable du mot, parce qu'elle est forte. 
C'est la puissance que nous honorons sous un nom 
nouveau dans ce que nous nommons bien et beau, 
non une puissance éphémère et qui s'empare de la 
suprématie pour un jour, mais une puissance véri- 
table et qui a pour elle la durée. Les choses devien- 
nent belles et bonnes parce qu'elles durent et elles 
durent parce qu'elles sont fortes. 



Pascal, avant Nietzsche, a eu une notion parfai- 
te ni eut claire de ces réalités psychologiques. De 
T éclair d'une seule réflexion de génie il a percé à 
jour l'entreprise paradoxale accomplie par l'esprit 
humain, à la suite de Platon, au moyen de la 
ruse idéologique qui a engendré le monde moral : 
p Ne pouvant faire, a-t-il dit, que ce qui est juste 



LA RÉFORME PHILOSOPHIQUR 29 

fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste, » 
c'est-à-dire que Ton a donné le nom de justice à 
ce qui avait su s'imposer par la force. 

La force est bien, pour Pascal comme pour 
Nietzsche, la seule réalité qui soit au monde, une 
réalité, dit-il, « qui ne se laisse pas manier comme 
on veut, parce que c'est une qualité palpable, au 
lieu que la justice est une qualité spirituelle dont 
on dispose comme on veut ». Ce qu'exprime ici 
Pascal, au sujet de la justice, s'applique, aussi 
bien qu'à la justice, à l'idée du bien, et à toutes 
les autres idées imaginées par la philosophie. 
Celles-ci appartiennent comme la justice à ce monde 
spiritueL à l'égard duquel le mathématicien pro- 
fesse un dédain si superbe, à ce monde spirituel 
dont on dispose comme on veut et qui ne reçoit 
une réalité d'emprunt que de la force qui l'impose. 
« La justice est sujette à disputes, la force est très 
reconnaissable et sans disputes... Ne pouvant faire 
que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est 
fort fût juste. » 

Certes, Nietzsche n'a pas trouvé de formule plus 
définitive, ni d'un aussi terrible raccourci pour 
crever les bulles irisées que Platon sut gonfler du 
vent de la dialectique et faire flotter dans le ciel 
gris de l'idéologie. Cette formule doit être prise 



30 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

selon son sens le plus radical. Si Ton ne peut faire 
que la justice soit forte, c'est, concevons-le avec 
Pascal, parce que Ton ne peut doter d'une qualité 
une chose qui est encore inexistante. Comme toutes 
les idées-du monde moral, la justice n'a en soi au- 
cun être véritable. Bien, justice, sont des noms mis 
sur la force, des dénominations pour un état de 
force, quel qu'il soit, quelle que soit la conception 
qu'il implique, après qu'il a établi sa suprématie. 
Mais pourquoi ce changement de noms, pourquoi 
ces désignations diverses pour signifier une même 
chose? Pourquoi surtout cet effort pour cacher, 
sous le masque de la morale et des idées, le fait de 
force qui a procuré le pouvoir? 11 faut répondre : 
pour conserver le pouvoir avec une économie de 
force. Le monde moral est partout une ruse et une 
invention d'un groupe social qui, ayant une fois 
prévalu par la force, veut prolonger les bénéfices 
de sa victoire, en supprimant le prétexte d'une 
lutte nouvelle. Il s'efforce donc de persuader que 
cette conception particulière de la vie, qui répond 
à ses nécessités, qui est pour lui attitude d'utilité 
ou de plaisir et dont il a créé la réalité en la fai- 
sant triompher, a son origine en dehors de lui- 
même et qu'elle lui a été commandée : il la divi- 
nise ou l'idéalise. Il fait que la force soit juste. Le 



LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE 3l 

monde moral ne peut donc exister que là où, préa- 
lablement, s'est formé un centre de force. Il est 
de nature essentiellement parasitaire. Il est aussi, 
partout et toujours, un mode spécial, un état par- 
ticulier delà force. 

Platoniciens, Kantiens, moralistes, tandis qu'ils 
croient découvrir dans l'abstrait, dans une caté- 
gorie spéciale de l'intelligence, le monde des idées, 
rendent donc hommage de la façon la plus écla- 
tante à la toute-puissance de la force. Ce qu'ils 
opposent à la force c'est encore la force, un état de 
force, qui a si bien établi sur eux son pouvoir, qu'ils 
voudraient ledéfendre contre toute tentative future 
du jeu des autres forces. Ce qu'ils vénèrent sous 
le nom des idées Bien, Justice, Vérité, c'est un 
ensemble très particulier, de manières d'être 
qu'un groupe humain fit prévaloir à quelque mo- 
ment dans le domaine de la sensibilité. Platoni- 
ciens, Kantiens, moralistes adorent sous le nom 
des Idées un état ancien de la force qu'ils tiennent 
pour sacré et qui leur paraît préexistant à toutes 
choses parce que sa tyrannie s'exerce de temps 
immémorial. Leur croyance et leur culte ne ten- 
dent qu'à décorer d'un nom nouveau un fait de 
puissance ancien, — afin de le fortifier, — à immo- 
biliser l'humanité sous le joug d'un premier vain- 



32 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

queur en déclarant sacrilège toute lutte contre ce 
vainqueur. 

Sous ce jour nouveau, le monde des idées n'a 
plus lieu de nous étonner. Le voici réintégré dans 
ce champ clos de la lutte pour la puissance qui est 
pour nous un principe explicatif d'une signification 
universelle. La tentative de Platon, en vue d'inven- 
ter avec ridée un principe supérieur à la force, se 
réduit à une manœuvre en vue d'assurer pour l'é- 
ternité le règne d'un état particulier de la force qui 
fut à un moment donné triomphant. L'invention 
du monde des idées, que Nietzsche appellera d'un 
terme plus significatif le monde moral, cette inven- 
tion est la conséquence d'une victoire, ilfait partie 
des avantages que procure la victoire. Entre divers 
peuples qui sont aux prises, celui qui l'emporte 
témoigne de ce fait qu'il est pour l'heure le plus 
fort; mais sa victoire lui procure en outre un béné- 
fice : un pacte la sanctionne, qui place dans une 
situation d'infériorité à son égard les rivaux 
qu'il a déjà vaincus dans des conditions moins 
favorables. Le monde moral repose sur un fait 
de suprématie de cette nature. L'avantage qu'il 
procure au parti vainqueur consiste en la formation 
d'un mensonge par lequel, au fait de puissance qui 
procura la suprématie, mais peut être à tout ins- 



\ 



LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE 33 

tant remis en question, se voit substituée une 
présomption selon laquelle cette suprématie est 
inhérente à la nature des choses. L'invention du 
monde moral est donc un épisode de la lutte pour 
la puissance. Son apparition manifeste qu'une force 
s'est rendue maîtresse d'une façon durable. II est 
en même temps la suite et la fin d'un conflit. Il 
marque un temps d'arrêt dans la lutte engagée 
entre toutes les choses en vue de conquérir la 
puissance et le mensonge qu'il substitue à la réalité 
coïncide tout d'abord avec une réalité, avec un fait 
de puissance qu'il se propose d'éterniser. 

Toutefois, cet accord entre le mensonge et le 
réel n'est point nécessairement durable : les choses 
sont en perpétuel changement ; ce qui fut la force, 
à quelque moment et dans des circonstances don- 
nées, cesse, à quelque moment et dans d'autres 
circonstances, d'être la force. Il arrive alors que 
le monde moral n'est plus qu'un signe menteur de 
la puissance, le masque de la force sur les traits 
de la faiblesse. Il ne règne plus qu'au moyen d'une 
imposture, d'un bluff idéologique. Ce règne de la 
faiblesse signifie-t-il donc qu'un principe différent 
de la force exerce ici son action et se manifeste 
sous le nom des Idées? Non, mais qu'un état 
ancien delà force tire ses dernières conséquences et 



34 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

met en échec un état actuel delà force. Le principe 
de la volonté de puissance, il n'est pas de force 
au-dessus de la force, ne reçoit donc de ce fait 
aucune atteinte, mais il fallait exposer ce cas parti- 
culier du monde moral où il prête, sous le nom de 
l'Idée, un pouvoir à la faiblesse pour justifier la 
violence à son égard des attaques de Nietzsche. 
Nietzsche, en effet, en est venu à ne voir dans le 
phénomène moral que ce fait de falsification, que 
ce cas particulier, auquel d'ailleurs aboutit néces- 
sairement, à quelque moment donné, le mensonge 
qu'est toujours, en son essence et dès son origine, 
toute présomption morale. 

Toute la tendance de la philosophie de Nietzsche 
va, ainsi qu'on l'a énoncé en De Kant à Nietzsche, 
à précipiter l'évolution ascendante de la vie. En 
harmonie avec la Volonté de puissance, qui aspire 
à s'élever toujours au-dessus d'elle-même, Nietzs- 
che a hâte de supprimer ces états où la force se 
met en opposition avec elle-même au lieu de se 
manifester en la convergence d'un unique élan. 
C'est cette tendance maîtresse qu'exprime la pa- 
role de Zarathoustra : « Le meilleur doit régner. » 
Or le meilleur c'est à tout moment donné ce qui 
est et non ce qui fut le plus fort. La morale, qui 
perpétue le triomphe d'un état ancien de la force 



\ 



LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE 35 

sur un état actuel, s'oppose ainsi au règne du meil- 
leur. La voici un élément de ralentissement dans 
l'ascension vers les formes les plus hautes de la 
vie, un élément de corruption. Ces considérations 
expliquent dans quel sens Nietzsche a pu, dans la 
Volonté de puissance, tenir la morale pour une 
expression de la décadence et la condamner comme 
une manifestation contre nature. Elles expliquent 
aussi la violence de ses attaques contre la tentative 
idéologique du spiritualisme platonicien : sous le 
masque de l'idée, c'est en effet, avec cette tenta- 
tive, un état ancien de la force qui se voit opposé 
à un état actuel. Il s'agit donc pour Nietzsche 
de briser la présomption idéologique, fruit de la 
victoire lointaine, et qui ne couvre plus qu'un état, 
de faiblesse. Il s'agit de supprimer la vénération 
qui milite encore en sa faveur, de remettre aux 
prises toutes lès forces dont elle arrête l'élan et qui, 
à l'état normal, en se disputant la suprématie, 
assurent le règne du meilleur. Il s'agit de substi- 
tuer à une aristocratie nominale une aristocratie 
e fait. 



Vie 

\ 



III 



Parmi les idées inventées par la philosophie 

4 



M METZSCUÊ ET hA ftilfORlHe PHlLOSQfaïQUB 

platonicienne en vue cT assurer, durant l'éternité, 
le règne d'une manière d'être qui avait su conqué- 
rir la suprématie à un moment donné de l'histoire 
humaine, il en est une qui est en quelque sorte la 
clef de voûte de tout l'édifice, c'est l'idée du VraL 
Cest elle en effet qui pratique, sur le phénomène 
moral, sur le phénomène esthétique et sur le phé- 
nomène logique, Tinter vers ion de cause à effet, le 
faux en matière d'état civil et de généalogie, dont 
on a dit qu'ils étaient le procédé typique de toute 
création idéologique- L'idée du vrai dépouille ces 
phénomènes de la valeur certaine qu'ils tiennent 
d'avoir prévalu dans l'esprit des hommes, pour 
leur attribuer une valeur d'une autre nature, celle 
que créerait en leur faveur le fait d'une existence 
distincte, antérieure et supérieure à toute acti- 
vité. Elle les soustrait ainsi à la lutte qui, ayant 
fait triompher hier telle espèce d'hommes, peut 
donner la victoire demain à telle autre espèce et 
déterminer le règne d'une forme différente des 
idées. C'est elle qui métamorphose le fait de puis- 
sance, exprimé par le triomphe d'une sensibilité 
particulière, en la prétendue substance idéologique. 
Le concept de vérité signifie de la sorte à lui 
tout seul l'existence d'un monde distinct de celui 
de la force. C'est lui qui prétend mettre un terme 



LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE &7 

au conflit engagé entre toutes les choses et immo- 
biliser le monde sous le joug de Fidée. Il est l'a- 
gent métaphysique par excellence. C'est lui qui, à 
la déduction logique: «bien, beau parce que dépen- 
dance et émanation d'une sensibilité triomphante />, 
substitue celle-ci : « bien, beau parce que conforme 
à un en soi, à Vidée en soi du bien, du beau ». 
C'est lui qui affirme en même temps, et l'existence 
d'un en soi, et l'identité d'une forme type de l'idée 
avec cet en soi unique. Il exclut de la sorte toute 
légitimité d'une autre forme quelconque de l'idée. 
Sa même temps, et comme il existe pourtant dans 
h inonde, tel qu'il s'offre à l'observation, des for- 
mes divergentes, il institue une loi de finalité. Il 
rive ainsi toutes les forces du devenir à la néces- 
sité d'aboutir au but unique spécifié par l'idée. 
Mais par là, il fait surgir une nouvelle antinomie, 
celle qui résulte de la coexistence de l'être et du 
devenir. Nietzsche n'a pas manqué de la relever : 
« Si le monde avait un but, dit-il, il faudrait que 
ce but fût atteint... S'il était capable de persévérer 
et de persister, capable d'être, si, au 'cours de son 
devenir, il possédait ne fût-ce que pendant un seul 
instant cette faculté d'être, c'en serait encore fait 
depuis longtemps de tout devenir (i). » 
(i) LaVolonté de Puissance, II, p. 18 1. 



38 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

Nietzsche, cependant, n'a pas consacré à l'idée de 
Vérité une analyse et une discussion spéciales et 
son procédé à l'égard de cette conception, où se 
résume toute métaphysique, est à vrai dire tout 
indirect. Il n'en conteste pas tout d'abord l'exis- 
tence, il ne s'attache pas à faire éclater son carac- 
tère imaginaire; il semble mettre en doute seule- 
ment son utilité et son importance. A supposer, 
demande-t-il, dans Pah delà le Bien et le Mal 9 à 
supposer qu'une vérité existât, quelle serait sa 
valeur pour la vie ? Ne faudrait-il pas lui préférer 
Terreur, l'illusion, l'incertitude? Et il formule : 
« La fausseté d'un jugement n'est pas pour nous 
une objection contre ce jugement, c'est là ce que 
notre nouveau langage a peut-être de plus étrange. 
Il s'agit de savoir dans quelle mesure ce jugement 
entretient et conserve la vie, maintient et même 
développe l'espèce (i). » Mais le fait seul de consi- 
dérer l'idée de Vérité sous ce jour.de la comparai- 
son et de conclure à sa moindre importance, en la 
tirant hors du domaine de l'absolu où elle avait 
été placée, dans celui du relatif, équivaut en réalité 
à la négation de son existence. Il y a phis, et 
Nietzsche, par la manière même dont il pose la 

(i) Par delà le Bien et le Mal, p. i5. 



LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE 3j) 

question, non seulement supprime l'existence de 
l'idée métaphysique du vrai, mais lui assigne encore 
la place secondaire et subordonnée qu'elle occupe 
dans le monde physique. Il montre qu'elle tombe 
sous les mesures du nouveau mètre qu'il propose 
en vue d'évaluer la vie, celui-ci : « ce qui vaut pour 
la vie ». Un jugement faux en effet peut être utile 
à la vie et il possède alors sa valeur. Pourquoi 
donc ce jugement, le plus faux de tous, par lequel 
certaines propositions se proclament vraies d'une 
vérité universelle, pourquoi ce jugement n'aurait- 
il pas aussi sa valeur pour la vie? Pourquoi, pour 
parler la langue philosophique, les jugements syn- 
thétiques à priori, ceux sur lesquels se fonde, 
selon Kant, la notion de certitude, pourquoi ces 
jugements seraient-ils dénués de valeur? Nietzsche 
déclare : « Il est enfin temps de remplacer la ques- 
tion de Kant : « Comment les jugements synthé- 
tiques à priori sont-ils possibles? » par une autre 
question : « Pourquoi la croyance en de pareils 
jugements est-elle nécessaire? » C'est-à-dire qu'il 
est temps de comprendre que, pour la conservation 
des êtres de notre espèce, ces jugements doivent 
êtres tenus pour vrais, ce qui ne les empêcherait 
d'ailleurs pas d'être des jugements faux (i). » Il 

(i) Par delà le Bien et le Mal, p. 27. 



/JO NIETZSCHE ET LA. REFORME PHILOSOPHIQUE 

donne ainsi une explication, du point de vue du 
monde physique, de la formation de l'idée méta- 
physique du vrai : cette idée a sa valeur comme 
illusion, comme artifice et comme moyen pour la 
vie. C'est ce même procédé de démonstration au- 
quel on s'est conformé, au début de ce chapitre, 
lorsque Ton a montré que l'invention du monde 
des idées était un moyen, pour un état de force 
déterminé et en possession du pouvoir, de prolon- 
ger, par un artifice, la durée de son triomphe. 

Peut-être n'est-il pas superflu de faire remar- 
quer ici qu'il n'existe pas, en cette matière, d'autre 
démonstration possible et que l'on ne saurait éta- 
blir d'une façon directe qu'une chose imaginaire 
n'a point d'existence. On peut prouver qu'une chose 
n'existe pas, en un endroit et en un temps donnés. 
Mais comment démontrer qu'une chose n'existe 
pas, dont ceux qui l'ont imaginée ont situé l'exis- 
tence en dehors de toutes les conditions auxquelles 
nous reconnaissons qu'une chose existe? C'est le 
cas du monde des idées. 

La seule méthode de disqualification qui puisse 
être employée à l'égard de semblables créations de 
l'esprit est celle dont on a usé ici en commentant 
les analyses de Nietzsche. Elle consiste à faire 
ressortir tout d'abord le caractère imaginaire de 



LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE 4 1 

ces créations, à établir en second lieu leur inutilité 
comme principe d'explication, attendu que la cau- 
salité naturelle est fertile en explications plus 
satisfaisantes pour l'esprit, enfin à faire sentir leur 
utilité en tant qu'on les considère comme une 
invention du monde physique, utilité qui suffit à 
expliquer qu'elles aient été imaginées. 

C'est parce que cette triple argumentation cons- 
titue la démarche même de la pensée de Nietzsche, 
que les affirmations de Zarathoustra sont tout 
autre chose que des énonciations personnelles, que 
leur lyrisme même est plein de significations pro- 
fondes et que l'ensemble de l'œuvre exerce sur la 
mentalité contemporaine une influence aussi déter- 
minante. 

Parmi les trois modes dialectiques de la méthode, 
il convient d'attirer particulièrement l'attention sur 
le dernier qui est de beaucoup le plus important 
et qui, avec le développement que l'on a exposé 
sur les jugements synthétiques à priori, marque 
le point culminant de la conception de Nietzsche. 
En montrant, avec ces jugements, la croyance à la 
certitude comme une ruse inventée par le monde 
physiologique, Nietzsche montre expressément le 
vrai domestique de l'utile et introduit dans le mé- 
canisme de l'univers la nécessité de la Fiction. 



NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 



IV 



De toutes les idées platoniciennes auxquelles la 
conception de vérité confère une valeur métaphysi- 
que, celle que Nietzsche a le plus violemment com- 
battue est Tidée du Bien en soi, cette idée dont 
Kant, après Platon, a fait en quelque sorte sa pro- 
priété. C'est aussi Tidée qui intéresse le plus direc- 
tement le désir humain. Elle se présente en effet 
comme la clef de la morale, et la morale, malgré 
son renom austère, passionne l'humanité comme un 
roman. L'homme ne sépare pas l'idée de morale de 
l'idée de bonheur. La morale lui apparaît comme 
un moyen savant d'atteindre la félicité. C'est le plus 
intime et le plus égoïste de son être qui est inté- 
ressé à la solution du problème moral. 

Aussi, avec l'idée d'un Bien en soi, l'esprit méta- 
physique, interprète de la passion populaire, a-t-il 
fait le plus violent effort pour opposer à la force un 
principe qui lui fût supérieur et fournît à la morale 
une base immuable. AGn de réaliser une si grave 
entreprise, on trouve, en tous les pays du monde, 
les philosophies alliées, de la façon la plus étroite, 
aux religions locales . Quand plus tard elles s'en 



LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE l\ 3 

séparent, c'est aux époques où l'esprit d'analyse 
menaçant de ruiner les arguments de la foi, il 
paraît opportun de donner à l'ancienne croyance 
des Soutiens nouveaux, mieux adaptés aux formes 
de la crédulité contemporaine. Le rationalisme 
prend alors la place de la théologie et poursuit, 
d'une façon plus directe, la même tâche. 

En cette seconde phase, la morale se décore 
d'une apparence de certitude beaucoup plus forte 
qu'en la précédente : tant, en effet, qu'avec la 
religion, elle demeure ethnique ou nationale, cal- 
quée sur des attitudes d'utilité propres à des 
races ou à des nations distinctes, elle laisse voir, 
au regard de l'observateur des différences qui 
proviennent de la diversité des intérêts dont elle 
est la servante, elle montre ses liens de dépendance, 
ses attaches physiologiques, et un esprit tant soit 
peu critique a bientôt discerné que le phénomène 
nlofal, Variable au gtè de l'utilité humaine, ne 
forme point ùti monde distittfct du moiide physique, 
ni d'une essence supérieure. Au cdiitraire, après 
qu'elle s'est séparée dé la religion, la morale, de- 
venue autonome, teftd, interprétée par les mora- 
listes, à se dépouiller dès nuances diverses que 
chaque religion lui imprimait tour à tour, pour ne 
conserver <Jùe ce qui est commun à toutes les reli- 

4. 



44 NTKTZ&CHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

gions. Elle en est ainsi venue à présenter, de notre 
temps, un caractère d'universalité qui donne le 
change sur ses véritables origines et subjugue tous 
ceux que presse encore, sous le masque de la Rai- 
son, le besoin religieux. 

Du fait qu'elle se distingue des morales reli- 
gieuses * ethniques ou nationales, qui se montrent 
des dépendances d'une utilité particulière et plon- 
gent leurs racines dans le monde physique, il sem- 
ble que la Morale n'accepte point une même ori- 
gine et qu'elle relève, par conséquent, d'un prin- 
cipe transcendant et métaphysique. Dès lors, le 
divin renaît sous les apparences de l'Idée, l'ancien 
dualisme est reconstitué, on instaure, de nouveau, 
un principe différent des lois de la physique. Le 
Bon Droit s'oppose à la force dont l'intervention 
justifie seule le triomphe momentané de l'Egoïsme, 
de l'Injustice etdu mensonge, ces formes modernes 
de Fesprit du mal, dont le Malin tenait l'emploi, 
naguère, dans l'affabulation théologique. Le fait 
moral conditionné par l'idée du Bien devient donc, 
au regard de la croyance contemporaine, quelque 
chose d'absolument distinct du fait physique, c'est 
un principe d'une autre nature, doué d'une puis- 
sance de réalisation, en fin de compte supérieure, 
et dont la notion, apparue dans la conscience, dicte 



LA. RÉFORME PHILOSOPHIQUE 45 

à l'humanité son devoir et fixe à révolution sa vole. 
L'idée morale est ainsi, de la façon la plus expresse, 
cette forme idéologique de la croyance à laquelle 
Nietzsche a opposé le déterminisme de la force et 
dont il va montrer qu'elle n'est qu'une expression 
hypocrite de la volonté de puissance, du détermi- 
nisme de la force. 

Cette démonstration, Nietzsche Ta effectuée en 
faisant voir que, pour n'être pas, à la façon des 
religions anciennes, l'expression d'une utilité ethni- 
que ou nationale, la croyance religieuse, qui s'est 
formée autour de l'idée du Bien et de ses satellites, 
Justice, Droit, Vérité, n'en est pas moins la pétition 
d'un intérêt physiologique : intérêt physiologique 
commun à une catégorie sociale représentée dans 
toutes les races et dans toutes les nations, celle des 
faibles et des médiocres, celle du grand nombre, 
dans son opposition avec l'élite aristocratique qui, 
dans tout le monde antique, fut maîtresse. C'est cet 
intérêt physiologique que recouvre et dissimule 
dans le monde moderne la vérité chrétienne, sous 
ses divers aspects religieux ou laïque. Le triom- 
phe actuel de cette tnorale qui se targue d'un carac- 
tère d'universalité, c'est donc le triomphe d'un 
type physiologique particulier et distinct, que 
Nietzsche a ramené d'une façon caractéristique au 



r - : >*T*gT ~ 



46 NIETZSCHE ET LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE 

type chrétien. Avec un instinct d'une admirable 
puissance de pénétration, il a suivi à travers l'his- 
toire la suite des manifestations où cette catégorie 
physiologique s'est fait jour sous le masque de l'i- 
dée. C'est là un des aperçus les plus passionnants 
de son œuvre et on en fera l'exposé en la dernière 
partie de cette étude où Ton traitera des manifes- 
tations concrètes et historiques de la croyance idéo- 
logique. 

En cette place, où l'on relève les manifestations 
théoriques de cette croyance, il convient plutôt de 
signaler le mode d'argumentation que le philosophe 
de la Volonté de puissance a fait valoir à son encon- 
tre. Or, ce mode, c'est celui de l'analyse psycholo- 
gique appliquée aux sentiments moraux. Nietzsche 
a considéré tôuï- à tour ces manières d'être caracté- 
ristiques que sont le sentiment du mérite et du dé- 
mérite, de la faute, du remords, du contentement 
intérieur, ces appréciations portées sut les actes, 
et qui les distinguent en bons et mauvais, et, au 
point de vue métaphysique ou théologique, qui 
expliqué ces mariières d'être et ces appréciations, 
par leur rapport avec une idée du Bien existait en 
soi ou promulguée par la divinité, il a opposé des 
explications positives, montrant l'origine des unes 
et des autres dans l'intérêt humain. 



LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE 47 

Les hommes, dit Nietzsche, se sont inventé et 
donné eux-mêmes tout leur bien et tout leur mal ; 
ils ne les ont pas découverts dans une catégorie de 
la Raison ; ils ne les ont pas reçus comme d'une 
voix tombée du ciel. « C'est Phomme qui mit des 
valeurs dans les choses, afin de se conserver (i). » 
Sous cette formule de Zarathoustra prennent place 
les développements et les analyses que Ton ren- 
contre plus spécialement dans la Généalogie de la 
morale et dans quelques chapitres de Par delà le 
bien et le mal, Histoire naturelle de la morale. 
Nos vertus. Qu'est-ce qui est noble? De pareils déve- 
loppements et de semblables analyses, le lecteur 
saura les distinguer dans les aphorismes d'Aurore, 
du Gai savoir y de Humain trop humain et de l'œu- 
vre entière de Nietzsche, s'il se les représente sous 
la forme de ce but précis poursuivi par Fauteur : 
montrer que toutes les conceptions morales, celles- 
là mêmes qui impliquent les pratiques les plus 
cruelles de l'individu à l'égard de lui-même, se pro- 
posent de conserver l'individu, de le rendre plus fort 
et plus ptiissaiitj qu'elles sont toutes l'expression 
d'une couturiie, de manières d'être et d'agir qui 
ont procuré soit à un individu, soit à un groupe 

(t) Ainsi parlait Zarathoustra. Ed. du Mercure de France, p. 82. 



^8 NIBTZSCILE ET LA ftCKOHMË PHILOSOPHIQUE 

social, une augmentation de force, ou dont le grou- 
pe ou l'individu attendaient ce bénéfice- Par ces 
analyses, qui tiennent dans son œuvre une placé 
considérable s et qu'il faut savoir embrasser d'un 
regard d'ensemble, Nietzsche, renouvelant le point 
de vue de La Rochefoucauld, et l'interprétant dans 
le sens de sa propre conception, a donné comme 
principe d'explication des phénomènes moraux, 
le désir, chez l'individu, d'augmenter son pou- 
voir j montrant, partout, que les idées mora- 
les qui remportent dans l'esprit d'un groupe hu- 
main sont celles qui, après l'essai de beaucoup 
d'autres, après mainte expérience, après mainte 
élimination, se sont avérées les plus propres à pro- 
curer 4 ce groupe le plus de force et de puissance. 



Il n'est pas possible d'entrer ici dans le détail de 
ces analyses; répandues, ainsi qu'on l'a noté, dans 
l'ensemble de l'œuvre du philosophe, elles forme- 
raient, réunies sous une même rubrique, la ma- 
tière de plusieurs volumes. Si elles tirent, du reste, 
une grande valeur, de la vigueur exceptionnelle de 
la pensée de Nietzsche, si elles ont fait accomplir 



LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE /»9 

un progrès considérable à la science de l'analyse 
psychologique, et, si elles ont posé, en maint endroit 
où la curiosité ne s'était pas éveillée, des points d'in- 
terrogation et des problèmes nouveaux, elles ne 
comptent pas pourtant parmi les démarches com- 
plètement originales de son génie. Depuis La Ro- 
chefoucauld, qui fixa le point central de toute psy- 
chologie, cette application de la méthode psycholo- 
gique aux sentiments moraux ne fut jamais aban- 
donnée en France et l'Allemand Beneke, en com- 
posant la Physique des mœurs, manifesta que ce 
souci avait aussi sa place en Allemagne. Ce qui 
toutefois est original chez Nietzsche, c'est le point 
de départ nouveau et si fécond en résultats qu'il a 
donné à ces recherches en formulant son critérium 
de la valeur, en substituant à la Vérité, ancienne 
mesure des choses, et, qui, pour avoir perdu son 
autorité dans le domaine moral, n'y avait pas été 
pourtant remplacée, son nouveau mode d'évalua- 
tion, à savoir, ce qui est utile à la vie, ce qui est 
utile à une forme de vie particulière, à la forme 
d'existence particulière qui, pour tout observateur, 
est l'objet actuel de l'observation. Si l'on ajoute 
qu'avec la notion de l'utile Nietzsche désigne ex- 
pressément ce qui augmente la force, on concevra 
que l'on possède avec cette formule une méthode 



50 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

d'examen d'une précision aussi parfaite que le com- 
porte une semblable matière. 

Fidèle à cette méthode, Nietzsche s'est d'abord 
enquis, sous le jour de son nouveau critérium, de 
la valeur des valeurs morales elles-mêmes. « Ont' 
elles jusqu'àprésent,demande-t-il,enrayéou favorisé 
le développement de l'humanité ? Sont-elles un sym- 
ptôme de détresse, d'appauvrissement vital, dedégê"- 
nérescence? Ou bien trahissent-elles, au contraire, 
la plénitude, la force, la volonté de vivre, le courage, 
la confiance en l'avenir de la Vie (i)? » Mais à de 
telles questions, les réponses sont multiples et di- 
verses : car nous sommes ici dans le domaine de la 
physiologie, où, à la simplicité de la méthode mé- 
taphysique ou religieuse, qui consistait à objectiver, 
en vue d'une apologie, et pour lui conférer une 
valeur universelle, une conception de l'idée du Bien 
propre à une civilisation particulière, s'oppose 
l'extrême complexité d'une recherche qui pose, en 
termes de physique, un problème jusqu'alors 
éludé. Aussi apparaît-il qu'il est indispensable, 
pour estimer là valeur des valeurs niorales, d'étu- 
dier « les conditions et les milieux qui leur ont 
donné naissance, au sein desquels elles se sont dé- 

(î) La Généalogie de la Morale. Éd. dû Mercure de France, p.* S. 



LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE 5l 

veloppées et déformées (i) ». Alors elles se mani- 
festeront selon les époques, les lieux et les circon- 
stances, tantôt comme des symptômes de maladie 
ou de santé, comme des causes ou des conséquen- 
ces, comme des poisons ou des remèdes, et comme 
des masque^ aussi parfois, ayant pour but, soit de 
dissimuler un processus de désagrégation, soit au 
contraire de cacher à tous les yeux les manœuvres 
les plus secrètes de la force. 

Il arrivera souvent que les mots « bien » et « mal » 
auront, sous le jour du nouveau mètre ce qui vaut 
pour la vie, un sens absolument contraire à celui 
que leur assignait l'ancien mètre idéologique. Il 
arrivera le plus souvent encore que le bien de l'un 
se montrera le .mal de l'autre. C'est ainsi qu'à la 
suite des développements qui terminent cette étude il 
apparaîtra que le christianisme comporte cette dou- 
ble et contradictoire interprétation, selon qu'on l'ob- 
serve dans le milieu des maîtres ou dans celui des 
esclaves. Pour les esclaves, il se montrera l'attitude 
d'utilité par excellence, étant le moyen de ralliement 
qui les assemble et leur donne la force avec la con- 
science de leur nombre, les élevant en outre, avec 
la fiction de l'âme, au niveau des maîtres. Pour 

(i) La Généalogie de la Morale. 



52 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

ceux-ci, il se montrera, dès qu'il sera accepté avec 
sincérité, le symptôme typique delà dégénérescence, 
impliquant l'aveu qu'ils sont, avec ceux du trou- 
peau, sur un pied d'égalité, impliquant le mépris 
des qualités positives qui les avaient naguère sacrés 
des maîtres. 

C'est toujours de ce point de vue concret d'une 
physiologie donnée que l'on voit Nietzsche évaluer 
sur le terrain de la moralité. A ces yeux, les idées 
morales ne tirent jamais leur existence que de leur 
rapport avec quelque catégorie physiologique indi- 
viduelle ou collective, ethnique ousociale. Dans l'in- 
dividu, comme dans le groupe humain, elles sont 
toujours liées par le rapport le plus étroit avec un 
état de santé ou de maladie, de force ou de fai- 
blesse, de croissance ou de déclin. Pour l'indi- 
vidu comme pour le groupe, il existe un en- 
semble d'idées morales qui traduisent son état 
le plus florissant et le maximum de force auquel il 
peut atteindre, il est un autre ensemble d'idées 
morales qui décèlent ou causent un état de ralen- 
tissement des fonctions, un état d'anémie, un 
amoindrissement. Ainsi aucune idée n'est, en soi, 
ni morale ni immorale. Elle est ceci ou cela, selon 
qu'en raison de la disposition particulière aux élé- 
ments vivants qu'elle rencontre, elle est pour ceux- 



LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE 53 



ci une cause d'harmonie et de convergence ou de 
désaccord et de dissociation, selon qu'elle aug- 
mente ou diminue de ce fait la quantité de force 
d'un organisme individuel ou social. Le pouvoir 
de produire de la force est donc ici le seul critérium 
de la morale. La force est la commune mesure à 
laquelle il faut réduire les idées pour les ranger sous 
les étiquettes Bien et Mal. 

S'agit-il de décider quelles conceptions morales 
auront l'expansion la plus grande, parmi celles 
qui furent enregistrées dans la physiologie des 
divers individus ou des divers groupes, c'est encore 
la force qui intervient ici, sous son aspect le plus 
positif. En un lieu donné celles-là l'emportent, parmi 
les idées morales, qui sont utiles au groupe humain 
le plus fort. Ce sont ces idées triomphantes qui se 
donnent par la suite pour uniques et se réclament 
d'une origine métaphysique. 

Partout donc, lutte en vue de dominer, partout 
le plus fort l'emportant, et, par sa victoire, imposant 
d'une façon universelle,une manière d'être qui sera 
dite morale, qui sera le Bien, en sorte que l'idée du 
Bien se montre de la façon la plus positive une 
émanation et une dépendance de la force. À l'in- 
tervention, dans l'ordre moral, d'une entité idéolo- 
gique dont l'existence est hypothétique, invérifia- 



54 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

bte et inutile, dont le déterminisme ne saurait 
être rattaché à aucun anneau de la causalité phy- 
sique, voici donc substituée une double série d'ex- 
plications d'ordre physique, propres à rendre 
compte, de la façon la plus satisfaisante pour l'es- 
prit, de la nature du phénomène moral. 



Avec sa distinction de la morale des maîtres et 
de la morale des esclaves, Nietzsche a composé de 
ces points de vue une illustration exemplaire et 
schématique qui, présentée ici, sera, en quelque 
sorte, une introduction à l'exposé que l'on fera, 
par la suite, des manifestations historiques et con- 
crètes de l'idéologie, que le philosophe a relevées 
et dont il a suivi le progrès avec le judaïsme, le 
christianisme et l'idéal égalitaire contemporain. 
Avec cette généralisation déjà concrète il a montré 
les évaluations propres à deux catégories physio- 
logiques différentes occupant tour à tour le rang 
suprême dans l'ordre des mœurs et représentant 
tour à tour la Morale humaine, selon que la catégo- 
rie physiologique sur laquelle chacune d'elles est 
née est triomphante ou asservie. 

C'est sans déguisement aucun que dans le milieu 



LA REFORME PHILOSOPHIQUE 55 

d'une race conquérante la conception du Bien se 
fonde sur le fait pur et simple de la force. Entre 
ce qui est fort et ce qui est bon, il y a dans un tel 
milieu une parfaite identité. « Je voudrais que Ton 
commençât par s'estimer soi-même, » dit Nietzsche 
dans la Volonté de Puissance (i). Ainsi fait expres- 
sément l'homme de la race des maîtres. Il estime les 
qualités qui l'ont rendu fort et l'ont fait triompher: 
l'audace, la bravoure, l'adresse, la perfection des 
sens, la sûreté et la promptitude de l'intelligence, 
la dureté aussi et juqu'à la cruauté. De même il juge 
bon tout ce qui est pour lui plaisir, tout ce qui est 
invention de son désir, et, comme la force dont il 
dispose fait que ce désir ne rencontre pas d'obs- 
tacle, c'est ce désir, selon ses libres formes, selon 
sa spontanéité, qui crée la matière première des 
mœurs, des bonnes mœurs. Aux termes de l'éva- 
luation propre à la morale des maîtres, le bon c'est 
donc lefort, le puissant, le noble, expressions alors; 
synonymes; le mauvais, c'est, par contraste, le fai- 
ble, le débile, le mal venu de corps et d'esprit, le 
vaincu. Evaluation strictement physique et qui n'im- 
plique rien au delà des termes qu'elle emploie. Néces- 
sairement, car d'autres termes n'existent pas encore, 

(i) il, p. *46. 



56 NIETZSCHE ET LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE 

ai une autre signification pour ces termes nouveaux : 
la concept ion morale, qui est devenue depuis prépon- 
dérante et qui enfantera ces significations nouvelles, 
n'est pas encore née. Elle ne peut l'être, car elle 
n'est qu'une réplique et va surgir, dans le milieu 
des vaincus, sous forme de réaction contre l'éva- 
luation des maîtres. 

Il faut donc que celle-ci la précède. Dès qu'elle 
existe, l'évaluation des esclaves va se former d'a- 
près elle, c'est-à-dire en prenant le contre-pied de 
toutes ses appréciations, en niant tout ce qu'elle 
affirme, en affirmant tout ce qu'elle nie. Le bon 
de la morale des maîtres devient le mauvais dans 
les évaluations de la morale des esclaves et le mau- 
vais de la morale des maîtres devient nécessairement 
le bon dans l'évaluation des faibles, puisqu'il est le 
type même du faible, du vaincu. 

Toutefois f l'écart entre les deux évaluations va 
plus loin que cette inversion pure et simple. A 
l'égard du bon et du mauvais, le maître et l'esclave 
n'éprouvent pas semblable sentiment et les deux 
termes n'ont pas, d'une façon absolue, un sens 
symétriquementopposé.Pourle maître, le mauvais, 
c'est celui dont on n'a rien à craindre, celui qui, en 
raison de sa faiblesse, ne dispose d'aucun pouvoir. Il 
n'inspire point la haine, mais le mépris ou plutôt il 



LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE S'J 

est celui avec lequel on ne compte pas, celui dont 
on peut disposer comme on veut, que l'on n'appré- 
ciera qu'en raison du rendement que Ton en peut 
tirer. Pour l'esclave, au contraire, lemauvais est celui 
dont il a tout à redouter, c'est celui dont tous les 
actes à l'égard du faible se manifestent par une 
souffrance ou une humiliation ressentie par celui-ci, 
c'est proprement le méchant. De même que le bon 
est, au regard du maître, celui qui, à l'occasion, peut 
être un danger, le bon est au regard du faible celui 
dont on n'a rien à redouter et qui n'a pas le pouvoir 
de nuire. Et, sur la physiologie du faible, va croître 
toute une végétation de sentiments et d'évaluations 
déterminés par sa faiblesse et qui transforment en 
vertus et en qualités ce qui est tare et défaut au re- 
gard de l'appréciation noble, qui, inversement, tour- 
nent en vices les qualités et les vertus des maîtres. 
C'est sur la physiologie de l'esclave que se déve- 
loppe, entre autres , le culte de l'acte désintéressé, 
car tout acte intéressé du maître et qui vise un but 
se traduit à son égard par une exploitation. C'est 
à ses yeux que la pitié, une injure pour ceux de la 
caste des maîtres, est devenue la plus précieuse des 
vertus. C'est de cette source physiologique enfin 
qu'a jailli tout l'ensemble des idées morales qui ont 
triomphé avec le christianisme, qui régnent aujour- 



58 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

d'hui en Europe et sont devenues la morale au sens 
métaphysique du mot. 

Il ne s'agit pas ici de discuter et de contester tel 
ou tel point des analyses de Nietzsche : l'intérêt 
qu'elles présentent est d'un ordre plus général et 
ne saurait être amoindri par une rectification de 
détail. Cet intérêt, c'est de nous montrer les racines 
physiologiques des sentiments moraux: qu'ils pren- 
nent naissance dans le milieu des maîtres ou dans 
celui des esclaves, il apparaît qu'ils ne sont jamais 
autre chose à l'origine que des attitudes propres 
à une sensibilité, — attitudes de plaisir, attitudes 
actives, spontanées et créatrices dans le premier 
milieu où la volonté de puissance servie par la 
force, ne se voit pas imposer de limites et se déve- 
loppe selon ses modes originaux, — attitudes d'uti- 
lité et rie défense, attitudes réactives et provo- 
quées dans le second milieu, où le désir de puis- 
sance, contraint et entravé, voit tous ses efforts 
déterminés par la force qui l'opprime. — Enfin, dans 
l'un et l'autre cas, nous voyons les manières d'être 
utiles à chacune de ces catégories se manifestant 
comme des morales universelles lorsque les phy- 
sïologies qui les supportent prévalent sur les autres. 
Si la morale des maîtres se montre pourvue dès 
l'origine d'un caractère impératif universel, c'est 






LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE 5o, 

qu'à l'origine les maîtres sont les maîtres et font 
dominer leurs évaluations. Il n'ep est pas de même 
de l'autre morale qui demeure longtemps, et tant 
que la catégorie des maîtres occupe le pouvoir, un 
mode d'évaluation à l'usage de la populace, une 
manière basse de penser. C'est seulement avec le 
triomphe du christianisme, et lorsque les esclaves 
d'antan possèdent la force par le nombre, que cette 
évaluation se transfigure, devient la morale, pré- 
tend à un empire universel, et, oubliant ses ori- 
gines positives, se réclame de l'Idée, de cette idée 
du Bien dont c'est Fœuvre de Nietzsche d'avoir 
rétabli la généalogie tout humaine. 



C'ett dans le domaine de l'idée morale que la 
lutte de Nietzsche contre l'idéologie a eu le plus 
grand retentissement. On en a indiqué le motif en 
signalant que la morale apparaît toujours dans 
l'esprit des hommes ainsi qu'une méthode raison- 
née en vue d'atteindre le bonheur. Elle est donc la 
forme la plus immédiate et la plus commune du 
souci humain, et, en un temps démocratique, où l'in- 
térêt du grand nombre vient au premier plan, cesouci 

5 



60 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

atteint sa phase de développement la plus ample. 
Le souci esthétique, au contraire, n'intéresse que 
l'élite, une humanité déjà assez forte pour pouvoir 
se détacher, dans une certaine mesure, des préoc- 
cupations vitales les plus urgentes et s'inventer, 
au-dessus du besoin, un intérêt nouveau. 

Si Nietzsche s'en était tenu à exercer sa dialec- 
tique contre l'idée du Beau, il n'aurait donc ému 
qu'un petit nombre d'esprits. Pourtant, son atti- 
tude à l'égard de la conception esthétique est au 
plus haut point révélatrice de la tendance générale 
de sa pensée ; elle dénonce sa préoccupation cons- 
tante de s'opposer à ce qu'une catégorie de faits 
puisse être soustraite, par quelque moyen détourné, 
à la sphère où les volontés combattent pour la puis- 
sance. Cette attitude à l'égard du sentiment esthé- 
tique est d'autant plus typique qu'elle dépasse, 
semble-t-il, son but, qu'elle se présente avec le relief 
d'une exagération et montre, poussée jusqu'à l'ob- 
session, la prévention de Nietzsche contre la 
croyance idéologique. 

Avec l'idée du Beau, Nietzsche ne rencontrait 
pas en «ffet, comme avec l'idée morale, un fantôme 
tyrannique régnant despotiquement sur les imagi- 
nations. La conception du beau platonicien, d'une 
entité idéologique objective, ayant son en-soi 



LA REFORME PHILOSOPHIQUE 



comme l'idée du Bien, n'a pas eu la même fortune 
que cette idée même. L'esprit théologique a pris 
ombrage d'une idée qui, dans ses manifestations 
artistiques, lui parut intéresser trop directement 
les sens et voisiner trop souvent avec la volupté. 
Condamnée dans cette sphère des productions d'art 
où elle montre le mieux sa vitalité, l'idée du Beau 
a été réduite parles théologiens et les philosophes, 
demeurés disciples de Platon, à n'être qu'un apa- 
nage et un attribut des autres types idéologiques, 
à se confondre avec l'idée du Bien ou l'idée du Vrai. 
Le Beau fut la splendeur du Vrai, et cette définition 
qui n'implique, en la chose définie, aucune réalité dis- 
tincte n'est qu'une fleur de rhétorique, — une fleur 
funéraire. Toute théorie d'un beau objectif fut, 
par la suite, œuvre de pédagogues et a trouvé la 
place qui lui convient dans les dialogues de Bou- 
vard et Pécuchet. Il n'est pas au contraire de phi- 
losophe ou desavant qui compte, dont les inductions 
et les analyses n'aient ramené aux termes de la 
psychologie les questions esthétiques et n'aient fait, 
de l'idée du Beau, une conception subjective, une 
dépendance et une catégorie déterminée de l'acti- 
vité. Tel fut le point de vue de M. Ribot, tel est 
aussi celui qui, sous des perspectives diverses, diri- 
gea les travaux de MM. Souriau, Ch. Féré et Létour- 



02 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

neau, ceux de Groos, de Hugo Magnus ou de 
Helmholtz. 

Nietzsche ne pouvait donc s'attarder à combattre, 
la conception du Beau sur le terrain de l'objec- 
tivité de ridée. Il n'eût rencohtré là que des adver- 
saires indignes. Pour en rencontrer de meilleurs, 
il a tourné ses coups contre la conception de 
Schopenhauer, fet son attitude est ici d'autant plus 
significative, que nul, mieux que lui, n'avait pénétré 
le sens et la portée de ce point de vue vraiment 
original, n'en avait fait un usage plus approprié; 
ne l'avait adopté tout d'abord avec une plus entière 
intelligence. 

Selon Schopenhauer, l'attitude esthétique accom- 
pagne cette phase de l'existence, au cours de laquelle 
l'individu voit tomber le voile de Maïa, qui enfan- 
tait devant ses yeux le mirage de l'univers, et se 
dissiper l'illusion qui le faisait croire à la réalité 
des phénomènes. En même temps que s'évanouis- 
sent cette illusion et cette croyance, s'évanouissent 
aussi le désir et la crainte qu'il ressentait à l'occa- 
sion des phénomènes, et ceux-ci, dépouillés de leur 
réalité, lui apparaissant à l'état de mirages et de 
purs spectacles, déterminent cet état contemplatif 
qui est le sentiment esthétique. 

C'est selon Cette conception que Nietzsche, dans 



LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE 63 

r Origine de la Tragédie, son premier ouvrage, expli- 
quait la naissance de la tragédie hellénique. Elle 
lui apparaissait ainsi que l'artifice inventé par l'âme 
grecque pour triompher du pessimisme. Avec le spec- 
tacle tragique, le Grec, estimait-il, se compensait 
la douleur de vivre par la joie esthétique que lui 
donnait en échange la représentation théâtrale de 
cette douleur même. « C'est seulement, disait-il à 
cette époque, comme phénomène esthétique que 
peuvent se justifier éternellement l'existence et 
le monde (i). » Certes, Nietzsche employait déjà à 
une fin opposée à celle que poursuivait Schopen- 
hauer la conception de celui-ci ; si la vie est alors 
à ses yeux, comme aux yeux de Schopenhauer lui- 
même, injustifiable par l'éthique, si elle lui appa- 
raît dépourvue de signification et de finalité, il lui 
semble cependant qu'elle trouve sa raison d'être et 
sa justification dans le sentiment esthétique sur- 
gissant dans l'esprithumain comme une ultime florai- 
son et opposant au poids delà douleur le poids plus 
lourd de la beauté. 

Cette conception du sentiment esthétique, si 
Nietzsche en eût fait l'entière application qu'elle 
comportait, pouvait être le grand ressort de son 

(i) L'Origine de la Tragédie* Ed. du Mercure de France, p. 59. 

5» 



f>4 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

système du Retour éternel. L'ivresse de Zara- 
thoustra à l'heure du grand midi, l'ardeur de ses 
hymnes à la vie dans les deux chants de la Danse, 
la scène passionnée qui termine le second chant 
(« Mais alors la vie m'était plus chère que ne m'a 
jamais été ma sagesse »), enfin cette couronne du 
rire que Zarathoustra jette à ses disciples comme 
un symbole, prennent une claire signification si 
Ton fait intervenir pour les justifier la joie esthéti- 
que. Et de même, si l'on reconnaît la joie esthétique 
en cette joie « plus profonde que la peine » qui,dans 
le chant des heures, « veut la profonde éternité ». 
On conçoit alors, et comme une conséquence 
nécessaire du déterminisme des motifs, que l'appa- 
rition d'un nouvel instinct, fait pour sentir la 
beauté et pour en jouir, transfigurant le monde au 
regard des hommes supérieurs recueillis par Zara- 
thoustra dans sa caverne, les détermine à prêter 
le serment de fidélité à la vie, à vouloir le retour 
éternel de toutes les choses, en bien et en mal. 
« Mes amis, que vous en semble? Ne voulez-vous 
pas comme moi dire à la mort : « Est-ce là la vie, 
eh bien, pour l'amour de Zarathoustra, encore une 
fois (i)! » La volonté du retour se voit nécessitée 
du fait de la joie du spectateur, plus profonde 

(i) Ainsi parlait Zarathoustra, p. 461. 



LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE 65 

que la souffrance de Facteur: sous de telles con- 
ditions, et par le jeu naturel de la motivation, 
l'homme, acteur et spectateur, est soumis à la 
nécessité d'affirmer la vie, d'applaudir la repré- 
sentation de -la comédie et du drame humains et à 
réclamer que le spectacle recommence : « Eh bien, 
encore une fois ! » Ainsi la vie, à cause du sens de 
la beauté, qu'elle engendre au cours de sa propre 
évolution, triomphe de ce penchant à la négation 
et au suicide que Schopenhauer avait diagnostiqué, 
à cause de la douleur, et se jure la fidélité de l'an- 
neau. 

Toutefois, il ne faut pas trahir la pensée de 
Nietzsche : cette intervention du sens esthétique 
justifiant, sur le plan de la motivation, la théorie 
du Retour, Nietzsche ne l'a pas introduite dans 
son système. Il n'a pas voulu dépasser ce simple 
constat, établi, à ses yeux, par le fait même de 
l'existence : la joie plus profonde que la peine. 
Cette joie, si intense, qu'elle détermine l'homme, 
pour la posséder de nouveau, à faire encore une 
fois tourner -la roue de l'existence, à affronter 
toute la série des instants dont la succession est 
nécessaire pour ramener l'instant auquel elle est 
liée, Nietzsche n'en a pas précisé la nature, il n'en 
a pas dévoilé le mystère. Il y a là de sa part un 



r« J .-'^i^pe»y> 



66 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

parti pris qui, à l'analyse, se révèle comme une 
répugnance à donner une construction entièrement 
logique de la vie, à montrer la vie, étroitement dé- 
terminée par le jeu d'un mécanisme précis et stric- 
tement définie par les termes d'une conception sys- 
tématique. Son instinct le plus intellectuel l'avertit 
des limites du pouvoir de l'intellect et le dissuade 
deressembler au professeur allemand qui, selon la 
satire de Henri Heine, sait harmoniser l'univers 
et en faire un système intelligible qui ce avec ses 
bonnets de nuit et les pans de sa robe de chambre 
bouche les trous de l'édifice du monde ». Il faut 
faire place aussi dans ce parti-pris à cet instinct de 
grandeur et d'ascétisme qui l'éloigné des dénoue- 
ments où tout s'arrange au mieux du bonheur, 
qui lui fait mesurer, dans la Volonté de puissance, 
la valeur d'un homme à son pouvoir de supporter 
l'incertitude et de l'aimer, le détourne en consé- 
quence de faire entrer dans sa doctrine les élé- 
ments d'une certitude. 



Il est intéressant de noter que ni Schopenhauer 
ni Nietzsche n'ont fait de cette notion du sentiment 
esthétique j telle cjue Schopenhauer la conçut, l'usage 



LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE 67 

intégral que son développement logique autorisait. 
La passion maîtresse, supérieure à tout instinct 
logique, et qui incitait l'un à nier la vie et l'autre 
à l'affirmer, les a poussés l'un et l'autre à mécon- 
naître la valeur explicative de cette notion : il a 
fallu qu'ils en vinssent à la déprécier, du point de 
vue de leur parti pris le plus intransigeant. L'un et 
l'autre, pourtant, se sont arrêtés à ce point vue, 
mais au lieu de le tenir pour un centre, d'où la vue 
intellectuelle pouvait embrasser un horizon parfait, 
ils l'ont aussitôt dépassé. Ayant une fois pour tou- 
tes conçu la vie comme une douleur, en tant que 
l'homme y est assujetti àf la tyrannie de la volonté 
et qu'il y est circonvenu par la duperie du désir, 
Schopenhauer avait trouvé un remède à la douleur 
de vivre, lorsqu'il avait saisi la possibilité pour l'in- 
telligence de se délivrer de sa chaîne et de recon- 
naître dans la vie douloureuse un pur fantôme, une 
vaine hallucination du désir. Il avait été jusqu'à 
concevoir la nature de la joie esthétique s'exprimant 
dans le fait de l'intelligence maîtresse de l'illusion 
et jouissant, comme d'un spectacle dont elle sait l'ar- 
tifice, du drame phénoménal. Or cette substitution 
du sentiment esthétique à l'attitude où la volonté 
S'affirme dans le désir, formait, ainsi qu'on vient 
de l'exposer, un dénouement auquel il eût paru 



*u~ 



6S NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

logique de se tenir ; car, si le propre du sentiment 
esthétique est de convertir en joie les douleurs 
de la volonté, il n'est plus question de chercher 
un remède à la douleur abolie. La logique com- 
mande d'expliquer la vie, phénomène donné et 
objet du problème, par cette invention du sen- 
timent esthétique qui, mêlé à tous ses processus, 
y apporte cet élément de joie par lequel les puis- 
sances d'affirmation l'emportent en fin de compte 
sur les autres. Mais, dominé par l'inclination qui 
le contraignait à haïr et condamner la vie, Scho- 
penhauer, au lieu de construire sa philosophie sur 
ces déductions plausibles* a pris un autre biais. Il 
n'a voulu voir en l'attitude esthétique qu'un geste 
préparatoire à celui d'un renoncement essentiel et 
qui s'exprime, en l'état de sainteté, par ce renonce- 
ment définitif de la volonté se refusant à transmuer 
en joie la substance de sa douleur et se reniant 
dans l'attitude de réprobation que consacre le nir- 
vana* 

Le cas de Nietzsche blesse encore plus directe- 
ment la logique. En donnant, dans VOrigine de la 
Tragédie, le phénomène esthétique comme la seule 
justification possible de l'existence et du monde, 
Nietzsche a témoigné, ainsi qu'on l'a noté, qu'il 
avait saisi toute l'importance de la conception de 



LA RÉFOHME PHILOSOPHIQUE 69 

Schopenhauer et le parti qu'en pouvait tirer une 
philosophie résolue à affirmer la vie. Or, quand dix 
ans plus tard il compose son Zarathoustra, il traite 
la conception esthétique de Schopenhauer avec la 
même hostilité qu'il manifeste à l'égard de toutes 
les autres parties de la doctrine. Le chant qui a 
pour titre l'Immaculée connaissance est une des- 
cription de l'état esthétique tel que le concevait 
Schopenhauer; c'en est aussi une critique violente 
et dédaigneuse. Mettant en scène l'un des protago- 
nistes de ce point de vue, il lui fait prononcer ces 
paroles que commentent, en aparté, les sarcasmes 
de Zarathoustra : « Ce serait pour moi la chose la 
plus haute (ainsi se parle à lui-même votre esprit 
mensonger), de regarder la vie sans convoitise, et 
non comme les chiens avec la langue pendante. 
Être heureux dans la contemplation avec la volonté 
morte, sans rapacité et sans envie égoïste, — froid 
et gris sur tout le corps, mais avec des yeux eni- 
vrés de lune. Ce . serait pour moi la bonne part 
(ainsi s'éconduit lui-même celui qui a été éconduit), 
d'aimer la terre comme l'aime la lune et de ne tou- 
cher sa beauté que des yeux. Et c'est ce que j'ap- 
pelle l'immaculée connaissance de toutes choses, 
ne rien vouloir des choses que de pouvoir me 
coucher devant elles ainsi qu'un miroir aux cent 



70 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

regards. — hypocrites sensibles et lascifs, conclut 
Zarathoustra ! Il vous manque l'innocence dans le 
désire et c'est pourquoi vous calomniez le désir ( i ) ! » 
Il y a loin de ce ton de Nietzsche à celui qui 
dominait dans FOrigine de la Tragédie^ alors 
qu'il formulait : « La Volonté c'est l'inesthé- 
tique en soi (2). » Ce que condamne à présent 
Nietzsche, dans la conception du sentiment esthé- 
tique présentée par Schopenhauer, c'est cette atti- 
tude où il voit, selon l'interprétation même de ce 
philosophe, un détour par lequel les activités se 
dérobent à la lutte en vue de dominer, se sous- 
traient à ce certameu qui, mettant aux prises toutes 
les choses entre elles, leur assigne un rang et 
assure le règne du meilleur. 

Nietzsche, à la suite de l'évolution qui s'était 
produite dans sa pensée, eût pu condamner toute 
attitude esthétique comme une expression de dégé- 
nérescence, et ceci encore eût été logique, mais, 
le grand artiste qu'il était savait trop le prix de la 
beauté pour priver de son rayonnement sa coneep* 
tion de la vie. Aussi n'a-t-il pas hésité à substi- 
tuer à sa première définition du beau une définition 
exactement opposée. Loin que la volonté soit Fines* 

(1) Ainsi parlait Zarathoustra, p. 174* 
(a) p. 68. 



ï 



LA REFORME PHILOSOPHIQUE 71 

thétique en soi, c'est maintenant au contraire une 
exaltation de la volonté portée à sa plus haute in- 
tensité qui va donner naissance au sentiment esthé- 
tique : « Où y a-t-ilde la beauté ? demande-t-il. Là 
où il faut que je veuille de toute ma volonté, où 
je veux aimer et disparaître afin qu'une image ne 
reste pas image seulement (i). » Et dans la Généa- 
logie de la morale il évoque une phrase, où Sten- 
dhal définit la beauté une promesse de bonheur, pour 
l'opposer à la définition de Kant : « Le beau, c'est 
ce qui plaît sans que l'intérêt s'en mêle. » Partout 
où Schopenhauer a éteint le désir, Nietzsche s'em- 
presse de l'allumer de nouveau. Partout où il re- 
connaît l'idée de désintéressement,il relève un sym- 
ptôme de décadence. Or il ne souffre pas que l'on 
décore de grands noms ces phénomènes de décom- 
position. C'est ainsi qu'après avoir rapporté la dé- 
finition de Stendhal, il commente : « Nous trouvons 
récusé ici et éliminé ce que Kapt fait ressortir par- 
ticulièrement dans l'état esthétique : le désintéres- 
sement. » 

Le désintéressement, voici le mot, voici l'idée 
qui blesse Nietzsche, dans la conception de 
Schopenhauer comme dans la définition de Kant. 

(1) Ainsi parlait Zarathoustra, p. 175. 



NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

C'est un terme, en effet, qui ^ne comporte aucune 
signification du point de vue de sa conception de 
la Volonté de puissance et qu'il a vu naître sur le 
terrain des évaluations contraires, des évaluations 
idéologiques. Sur la voie du désintéressement, on 
s'écarte de Parène où toutes les activités luttent 
entre elles pour la puissance, on s'aventure vers 
une région où le mètre de la force cesserait d'être 
applicable, où un autre mètre auraitcours. Et voici 
par uù la réfutation de Schopenhauer par Nietzsche, 
dans Tordre des questions esthétiques, se rattache 
à la préoccupation maîtresse du philosophe qui 
est expressément celle-ci : s'opposer à ce qu'une 
valeur soit placée, dans l'esprit des hommes, au- 
dessus de la force. 



Nietzsche n'avait pas tort de récuser comme 
impossible la conception d'un acte exempt d'égoïs- 
nie. Autant imaginer un levier soulevant un far- 
deau et dont le point d'appui ne serait nulle part. 
Mais la conception esthétique de Schopenhauer, 
pour avoir été considérée par son auteur comme 
une introduction à une attitude de renoncement 
absolu qui réaliserait avec la suppression du 



■■fil ■T*— 



LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE *]$ 

monde, la suppression de Vego, cette conception 
n'en renferme pas moins un élément qui permet 
seul de distinguer l'acte esthétique de tous les 
autres, et, particulièrement, des actes moraux aussi 
bien que des actes logiques. La fausse interprétation 
pratiquée par Schopenhauer peut expliquer, par un 
parti pris d'antagonisme, la fausse interprétation 
de Nietzsche ; elle ne la justifie pas : avec l'une et 
l'autre, l'acte esthétique s'évanouit et perd sa per- 
sonnalité. Une analyse des divers modes de l'acti- 
vité humaine sera de nature à lui restituer son 
caractère distinctif, ainsi qu'à préciser la nature, la 
signification et les limites de ce renoncement qui 
préside à la transformation où il prend naissance, 
que Schopenhauer a poussé à l'absolu et dont 
Nietzsche s'est efforcé d'exclure l'intervention. 

On peut distinguer une première phase de l'ac- 
tivité au cours de laquelle, suscitée par le désir, 
celle-ci s'invente des buts, qui lui deviennent des 
besoins. Elle jouit de les atteindre et souffre de 
s'en voir écartée : ce premier état de l'activité 
intéressée pose le monde et fournit la substance de 
l'aventure psychologique ; Avec lui sont institués 
Ce concours et cette lutte, où chaque activité s'ef- 
force à la fois de donner du prix aux objets du 
désir et de s'en emparer. C'est le domaine des 



^4 NIETZSCHE Et LÀ REFORME PHILOSOPHIQUE 

besoins et des passions : qu'il s'agisse de la faim 
ou de l'amour, ou des instincts secondaires de pro- 
priété, de domination et d'exploitation, c'est uni 
domaine où l'activité se voit strictement enfermée 
dans les limites du but que le désir assigne. Mais 
le but atteint, et, si l'énergie de l'acte n'a pas été 
entièrement épuisée par l'effort en vue d'obtenir le 
but, si une part* en demeure inemployée, s'il en 
reste un excédent, il va arriver, ou que cette acti- 
vité de surcroît va se mettre de nouveau à la pour- 
suite d'un but identique à celui déjà atteint, ou 
qu'elle va s'inventer, avec quelque désir génial, un 
nouveau but (et dans ces deux cas c'est toujours 
sur le même plan qu'elle continuera de s'exercer), 
ou bien f[uc, renonçant à la poursuite d'un but, elle 
va se dépenser en la contemplation pure et sim- 
ple de son propre déploiement. C'est ce dernier 
avatar qui marque la naissance de l'activité et du 
plaisir esthétique. Cette activité diffère d'une façon 
essentielle de la précédente : elle est de nature 
secondaire et exige expressément, pour se pro- 
duire, que la première se soit exercée préalable- 
ment. À l'analyse, et considérée isolément, elle 
témoigne d'un fait de puissance, puisqu'elle a pour 
condition un excédent de force ; en même temps, 
elle H mi te , de la façon la plus expresse, l'extension 



LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE fi 

de la puissance, excluant toute application de l'ac- 
tivité à un but, tout empiétement sur l'extérieur. 
L'activité esthétique débute avec le fait de cons- 
cience pur et simple, elle accompagne chez l'homme 
et, sous cette forme élémentaire, presque tous les 
actes qu'il accomplit. Mais nous ne la distin- 
guons expressément que lorsqu'elle commence à 
se développer au détriment de l'acte utilitaire qui 
la supporte, que lorsqu'elle s'en détache et con- 
quiert son entière indépendance. S'étant formée, 
dans l'individu, d'une dissociation des éléments 
de l'activité individuelle, le sens esthétique s'élar- 
git à la contemplation de toute action exprimée 
dans l'univers. Parvenu à sa parfaite autonomie, 
il devient indifférent au succès ou à l'insuccès 
des processus utilitaires qui lui sont un specta- 
cle. Il semble donc qu'il implique, ainsi que le 
veut Schopenhauer, un état de désintéressement, 
un renoncement de la volonté aux fins qu'elle 
s'était proposées. C'est ce qu'il faut accorder, 
mais il faut constater aussitôt que, si la volonté 
renonce aux premières formes de son désir, c'est 
parce qu'elle a greffé sur celles-ci des formes plus 
raffinées. Le renoncement a donc ici une contre- 
partie ; il n'est qu'apparent et marque une simple 
transposition du désir. Si la volonté se supprime 



76 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

sous un premier aspect, c'est pour ressusciter sous 
un aspect rénové aussi ardente que jadis, aussi 
fidèle à elle-même. 

Cette genèse du sens esthétique ne semble en 
désaccord avec aucune des thèses essentielles de 
la Volonté de puissance. Le sens esthétique s'y mon- 
tre conditionné par l'existence antécédente d'un 
surcroît de force : il fleurit sur la force et apparaît 
ainsi qu'une attitude luxueuse de l'activité. Mais 
constater qu'il dérive de la force, ceci n'est point 
le différencier des autres catégories d'actes qui tou- 
tes reconnaissent la même origine. Aussi, tant que 
l'on n'a pas noté cette déviation de la volonté, 
transformant un but en spectacle, on n'atteint pas 
le sentiment esthétique, et l'énergie, si frénétique, 
si intense, si héroïque qu'on la suppose, ne se tra- 
duira jamais qu'en actes exécutés avec plus d'am- 
pleur ou répétés avec plus de fréquence. Nietzsche, 
dans ses derniers ouvrages,a volontairement négligé 
cette péripétie essentielle où l'activité se transmue. 
C'est ain^i que dans le Crépuscule des Idoles il a 
rattaché les concepts beau et laid à l'idée de ce qui 
exalte ou affaiblit l'homme physiologiquement. Or, 
réduite à cette définition, la catégorie des actes esthé- 
tiques se confond, sans distinction possible, avec 
celle des actes éthiques : l'esthétique est niée. 



LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE 77 

Nietzsche, on le répète, a été induit à ces con- 
clusions par sa lutte contre toutes les formes de 
l'idéologie, et c'est en quoi son point de vue vou-? 
lait être exposé; mais il a été entraîné sur cette 
pente à dépasser de beaucoup le but qu'il s'était 
fixé . Il suffisait, en effet, pour ruiner toute préten- 
tion idéologique, d'établir qu'au-dessus de la force 
aucun principe ne régnait et que l'idée du Beau, 
comme l'idée du Bien, s'entait sur l'arbre gé- 
néalogique de la force. Il était superflu d'exiger 
que le sentiment esthétique et les productions 
d'art fussent encore des moyens de stimuler et 
d'exalter les forces que la lutte pour la puissance 
met aux prises. En fait, il n'en est pas ainsi, et, 
si un tel résultat peut être atteint en certains cas, 
par déviation, par voie de conséquence indirecte 
et par l'intervention de circonstances nouvelles 
en des milieux changés, le sentiment esthétique, 
en son essence différenciée et dans le moment 
où il se formule, semblable à l'état de conscience 
dont il est l'amplification, n'ajoute rien à l'éner- 
gie qui s'emploie à l'accomplissement d'une tâche 
déterminée ; bien au contraire, il est pris sur elle 
et si celle-ci n'est point supérieure à sa tâche, si 
elle lui est tout juste égale, l'intervention du sen- 
timent esthétique va la mettre en péril et la faire 



NTRTZSCBE ET LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE 



échouer. Ainsi le sentiment esthétique, lorsqu'il 
accompagne l'exécution d'un acte, n'est point un 
adjuvant. Il est tout le contraire : il est un poids 
sur Tacte- Mais par là il entre en ligne décompte 
dans une évaluation faite avec le mètre de la force 
et du point de vue de la lutte pour la puissance, 
rinieiisil é d'une énergie pouvant se mesurer â l'élé- 
vation du poids esthétique qu'elle peut supporter 
sans succomber à sa tâche. 

Que le sentiment esthétique ait pu surgir dans le 
milieu humain, cela signifie qu'il s'est rencontré 
dans l'homme une somme d'énergie supérieure à 
l'effort qu'exigeaient sa conservation et sa crois- 
sance. C_7 il tel constat est de nature à fixer la place 
de l'activité esthétique dans le plan d'une philo- 
sophie de (a Volonté de puissance, tout en lui con- 
servant ses caractères différenciés. A appliquer les 
images créées par Nietzsche à cette conception qui, 
semble- t-il, eût pu être la sienne, à considérer les 
idées joîr et peine sous le jour de leur rapport 
avec le sentiment de puissance, on pourrait voir, en 
cet excédent de force par lequel la volonté l'em- 
porte sur les fatalités qui la pressent, et sourit au- 
dessus tï$ sa tâche, en ce sens contemplatif, où 
ce surcroît de puissance éclate, cette joie plus 
profonde que la peine, qui, aux douze coups de 



LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE 79 

l'heure, détermine le oui nuptial par lequel la Vie 
se jure à elle-même la fidélité de l'anneau. 



VI 



On a constaté que dans le domaine esthétique 
les tentatives de l'idéologie avaient eu peu de suc- 
cès, qu'elles n'avaient pas réussi, et ne s'étaient 
pas appliquées peut-être, à édifier ces citadelles qui 
projettent encore sur le territoire de la morale des 
ombres redoutables. C'est faute sans doute d'avoir 
rencontré une résistance suffisante que l'effort de 
Nietzsche semble avoir ici dépassé son but. 

Il en est tout autrement dans le domaine logi- 
que, où bien plus fortement encore que dans le 
domaine moral, depuis un temps beaucoup plus 
long et au-dessus de toute discussion, la croyance 
à un en-soi idéologique est enracinée dans l'esprit 
humain. C'est dans ce domaine aussi que les ana- 
lyses de Nietzsche se sont excercées avec le plus de 
force, d'originalité et de profondeur. Avec la néga- 
tion de la vérité logique, la réforme philosophique 
atteint son point extrême et prend le caractère 
d'une révolution. Il s'agit en effet ici de mettre en 
doute les conclusions de l'Esthétique transcendan- 

6. 



So NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

taie de Kant,de contester Va priori des notions de 
temps, d'espace et de cause dont la Critique de la 
Raison pure avait fait l'atmosphère indispensable 
de toute pensée, dont le mécanisme donnait nais- 
sance à ce déterminisme inflexible qui condamnait 
par avance la tentative de Kant en vue de fonder, 
sur un plan différent et selon d'autres perspecti- 
ves, l'impératif de la morale. 

Certes, les analyses de Nietzsche n'ont plus en 
cette matière le caractère agressif qu'on leur voit, 
lorsqu'il s'agit d'anéantir la croyance métaphysi- 
que dans le domaine moral; il ne lui semble pas que 
l'intérêt de la vie soit ici directement en jeu, il ne 
lui semble pas qu'il soit ici compromis par la 
croyance à un en-soi idéologique, car il sait que 
sur la hase des vérités logiques, qu'elles soient 
objectives ou conventionnelles, repose tout l'édifice 
de la censée humaine. Mais son entreprise n'en 
présente au point de vue purement philosophi- 
que qu'un intérêt plus grand. Elle offre ce carac- 
tère rare, paradoxal au gré de Nietzsche, d'un 
effort vers la connaissance pure qu'aucun intérêt 
biologique ne suscite : il semble que l'instinct de 
connaissance spécule en cette occasion pour son 
propre compte et qu'il ne soit l'intermédiaire 'd'au-* 
cun autre instinct. Il ne s'agit pas en effet de dé- 



LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE 8l 

truire les notions de temps, d'espace et de cause, 
ni les catégories qui en dérivent, pour les rem- 
placer par autre chose : elles se montrent trop bons 
instruments de connaissance pour qu'on songe 
à les récuser; mais il s'agit de savoir, et de savoir 
seulement pourle savoir, si, en dehors de leur uti- 
lité qui exige qu'on les conserve, elles ont un titre 
tre différent àrexistence; il s'agit de savoir si, avec 
ces idées, on atteint un ordre de faits qui existent 
de toute éternité, qui ne peuvent être autres qu'ils 
ne sont, qui, par leur nature, diffèrent des autres faits 
du monde physique, soumis ceux-ci aux conditions 
d'une lutte perpétuelle et quine persistent que dans 
la mesure où ils résistent aux empiétements des 
forces extérieures . Il s'agit de savoir si les princi- 
pes qui gouvernent lapenséesont supérieurs àl'ac- 
tivitéqui, par leur moyen, s'exprime dans la pen- 
sée, si la vie est ou n'est point créatrice des lois où 
elle se manifeste comme connaissance d'elle-même, 
si elle est, ou si elle n'est pas, contrainte et détermi- 
née avec les lois logiques par quelque chose d'ex- 
térieur et de supérieur à elle-même, lui imposant 
une forme unique en dehors de laquelle elle ne 
pourrait s'exprimer. En posant ces interrogations, 
en instituant cette recherche, Nietzsche met en 
question tout un ordre d'idées où la croyance meta- 



82 NIETZSCHE ET LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE 

physique exerçait un empire à peu près universel 
cL semblait, à vrai dire, se confondre avec le sens 
commun. « Toutes les choses qui vivent longtemps, 
a-t-il remarqué dans Aurore, sont peu à peu telle- 
ment imbibées de raison que l'origine qu'elles ti- 
rent de la déraison devient invraisemblable (i). » 
Cette remarque s'applique, avec beaucoup de force, 
aux vérités logiques. 

Or 5 Nietzsche a montré que, pour être si ancienne 
qu'on ne songe pas le plus souvent à lui demander 
des titres, la croyance à un en-soi logique n'en est 
pas moins purement gratuite et que les lois menta- 
les et les formes de la connaissance supportent, 
quant à leur genèse, un ordre d'explications qui 
les placent sous la dépendance de cette volonté de 
puissance où il voit la seule réalité que nous attei- 
gnions. 

Dans ht Fiction universelle, au cours d'une étude 
sur ht Na fure des Vérités à propos de la Culture 
cfes litrrs de M. Remy de Gourmont, on mon- 
trait daïis l'utilité humaine l'unique causede toute 
activité, et on distinguait, d'une utilité vitale qui 
donne naissance au monde moral, une utilité de 
connaissance qui donne naissance au monde logi- 

(tj P. IÊ. 



LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE 83 

que. C'est sous cette seconde division, dont ils 
remplissent le cadre, que se peuvent classer tous 
les aperçus développés par Nietzsche au troisième 
livre de son grand ouvrage posthume. Il y traite de 
la Volonté de puissance en tant que connaissance : 
ce Ici, dit-il comme pour l'idée de bien, de beau, la 
conception doit être prise sévèrement et étroitement 
au point de vue anthropocentrique et biologique. 
Pour qu'une espèce déterminée puisse se conserver 
et croître dans sa puissance, il faut que sa con- 
ception de la réalité embrasse assez de choses cal- 
culables et constantes, pour qu'elle soit à même 
d'édifier sur cette conception un schéma de sa con- 
duite. \J utilité de la conservation — et non point 
un besoin quelconque abstrait et théorique de ne 
pas être trompé, se place comme motif derrière 
l'évolution des moyens de la connaissance (i). » Et 
encore « Il n'y a ni « esprit», ni raison, ni pensée, 
ni conscience, ni âme, ni volonté, ni vérité : ce ne 
sont là que des fictions inutilisables. Il ne s'agit 
pas de sujet et d'objet, mais d'une certaine espèce 
animale qui ne prospère que sous l'empire d'une 
justesse relative de ses perceptions et avant tout 
avec la régularité de celles-ci, en sorte qu'elle 

( i ) La Volonté de Puissance, II, p. 20. 



©4 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

est à même de capitaliserdes expériences (i). » 
Par cette considération, rinstinctde connaissance 
se voit rattaché de la façon la plus étroite à la Vo- 
lonté de puissance : il n'en est qu'un moyen. Voici 
dans toute la force du terme l'intelligence assu- 
jettie au service de la Volonté. L'utilité de con- 
naissance n'est qu'une catégorie et une dépendance 
de l'utilité vitale. La connaissance est un cas de la 
biologie. Or, que la connaissance soit utile pour la 
vie, ceci explique l'invention de tout l'appareil logi- 
que et tout d'abord du concept de vérité, nécessaire 
pour fixer les choses et permettre de les saisir. Mais 
ainsi que Nietzsche s'empresse de le faire remarquer: 
« la confiance en la raison et ses catégories, en la 
dialectique, donc l'évaluation de la logique, dé- 
montre seulement l'utilité de celle-ci pour la vie, 
utilité déjà démontrée par l'expérience et non point 
sa vérité... Qu'il faut qu'une quantité de croyance 
existe; qu'il faut que l'on puissejuger, que le doute 
à l'égard des valeurs essentielles fasse défaut : ce 
sont les conditions premières de tout ce qui est 
vivant et de la vie de tout ce qui est vivant. Donc, 
il est nécessaire que quelque chose soit tenu pour 
vrai, — mais il n'est nullement nécessaire que cela 

(1) JLa Volonté de Puissance, II, p. 19. 



LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE 85 

soit vrai (i). » Et une nécessité de cette nature, de 
celte nature seulement, s'applique à tous les pro- 
cédés de connaissance inventés par l'activité pen- 
sante. Il est nécessaire pour construire le monde et 
avoir prise sur lui d'accorder créance aux idées de 
temps, d'espace, de cause, de matière, aux catégories 
du nombre et de l'unité, aux distinctions du moi du 
non moi, du sujet et de l'objet, mais il n'est pas 
nécessaire qu'une réalité corresponde à ces concep- 
tions. « Les catégories ne sont des vérités qu'en ce 
sens qu'elles sont pour nous des conditions d'exis- 
tence : de même que l'espace d'Euclide est pour 
nous une pareille vérité conditionnée (2). » Il ne 
s'agit pas de connaître, mais, « d'imposer au 
chaos assez de régularité et de formes pour satis- 
faire notre besoin pratique » (3) et, pour expliquer 
pourquoi, en dehors de l'idée d'une vérité objec- 
tive, tel procédé intellectuel a été employé plutôt 
que tout autre, Nietzsche introduit de nouveau son 
idée maîtresse de laluttepour la puissance : « la mé- 
thode de pensée la plus facile est victorieuse, dit-il, 
de la plus difficile (4). » lien serait donc descatégo- 



(1) La Volonté de Puissance, II, p. 18. 
(a) La Volonté de Puissance, p. 24 . 

(3) La Volonté de Puissance, p. a3. 

(4) La Volonté de Puissance, II, p. a5. 



86 NIETZSCHE ET LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE 

ries de la raison dontnous faisons usage, commedes 
conceptions morales auxquelles nous sommes atta- 
chés, et leur utilité aurait seule fait prévaloir les unes 
elles autres. Après beaucoup d'essais et de tâtonne- 
mentales moyens de connaissance, qui sont deve- 
nus les nôtres, se seraient révélés les plus propres 
à nous procurer l'utilité que nous en attendions : 
les concepts de temps, d'espace, de cause ne seraient 
donc plus les seuls moyens de connaissance pos- 
sibles, mais à l'époque des premières tentatives de 
ce qui est vivant pour connaître, ils se seraient 
trouvas être les meilleurs à la suite d'une rencontre 
avec beaucoup d'autres. Ces conceptions ne tire- 
raient donc, comme tout le reste, leur réalité que du 
fait de suprématie qui les aurait instaurées, elles 
recon naîtraient à leur origine, comme tout le reste, 
ce ct'rtamen qui fixe à toute réalité son rang. Jus- 
que dans ce domaine du logique, il faudrait que 
l'idée s'inclinât devant la force, qu'elle reçût, pour 
avoir droit à l'existence, son investiture, qu'elle 
n'en fût qu'une émanation. 



De tous les moyens de la pensée logique, celui 
que Nietzsche a analysé avec le plus d'insistance 



LA REFORME PHILOSOPHIQUE 87 

est l'idée de cause. Sitôt d'ailleurs que Ton a dé- 
pouillé la foi en Va priori des formes de la pensée, 
on s'aperçoit que l'idée de cause se traduit de la 
façon la plus claire par l'idée d'un rapport de puis- 
sance à puissance. Notre sentiment d'être cause 
d'une chose se ramène, de la façon la plus immé- 
diate, au sentiment que nous avons le pouvoir de 
produire cette chose. Nous concevons que notre 
puissance l'emporte sur d'autres puissances qui ten- 
draient à produire un autre changement ou sur des 
forces d'inertie appliquées à maintenir un statu 
quo. Les choses ne se passent pas autrement dans 
la nature : « Nous ne saurions trouver l'origine 
d'une transformation, dit Nietzsche, s'il n'y a pas 
empiétement d'une puissance sur une autre puis- 
sance... Lorsque quelque chose arrive de telle ou 
telle façon et non point autrement, ce n'est pas 
le fait d'un principe, d'une loi, d'un ordre, mais 
cela démontre que des quantités de force sont en 
action dont c'est l'essence même d'exercer la puis- 
sance sur d'autres quantités de force (i). » 

Ainsi, de la description analytique de la cause, 
Nietzsche tire immédiatement la conséquence que 
notre conception de l'idée de loi est également fic- 

(1) La Volonté de Puissance, II, p. 70. 



88 NIETZSCHE ET LA. REFORME PHILOSOPHIQUE 

tive et n'a qu'une signification utilitaire. Ce que 
nous nommons loi, pourrait-on dire en interpré- 
tant la pensée de Nietzsche, c'est un rapport de 
puissance à puissance entre deux forces, rapport 
où se manifeste un caractère constant de supréma- 
tie de Tune sur l'autre. Qu'il existe de ces rapports 
constants, cela suffit pour que le monde soit cal- 
culable, pour que la science soit possible, et « si 
nous, pour notre usage quotidien, dans le calcul 
nous sommes à même d'exprimer cela en formules 
et en « loi »,tant mieux pour nous (i), » dit Nietz- 
sche; mais il n'en résulte pas que ces lois aient un 
caractère de nécessité ou que cette nécessité soit 
indépendante du fait concret de lutte et de triomphe 
durable qu'elle traduit. Ainsi, lorsque « la même 
cause produit le même effet » et fonde ainsi 
l'apparence d'une « loi permanente des choses », 
d'un ordre invariable, nous nous trouvons en pré- 
sence de rapports de cette nature : ce sont de tels 
rapports que nous touchons dans l'ordre physique, 
dans Tordre chimique, dans Tordre cosmique; mais 
là, comme dans le domaine biologique, où le fait 
est plus visible, nous n'avons jamais à faire qu'à 
une seule réalité, le désir de devenir plus fort 

il) LaVolonté de Puissance, 11, p. 71, 



\ 
\ 



LA REFORME PHILOSOPHIQUE 89 

dans chaque centre.de force. « Il n'y a pas de loi : 
chaque puissance tire à chaque instant sa der- 
nière conséquence (i). » 



Telles sont les conséquences extrêmes delà théo- 
rie de la Volonté de puissance. Nietzsche a poussé 
ces conséquences jusqu'à une conception d'idéa- 
lisme absolu, la même à laquelle on est parvenu, 
d'une façon et d'un point de départ tout différents, 
par le développement logique de la notion du Bo- 
varysme, conception que l'on a exprimée au der- 
nier chapitre de la Fiction universelle et qui se ma- 
nifeste aussi dans le titre même de cet ouvrage. 

Pour Nietzsche rien n'existe en dehors du 
fait de l'aspiration à la Puissance. Les apparences 
où cette aspiration se manifeste, les terrains de 
lutte où elle s'exerce, sont eux-mêmes des créa- 
tions et des inventions de cette aspiration. Rien 
n'existe en soi. « La Vérité, dit-il (et le mot a 
ici le sens exprès 'de réalité)... n'est pas quel- 
que chose qui est là et qu'il faut trouver ou dé- 
couvrir, mais quelque chose qu'il faut créer, qui 
donne son nom à une opération, mieux encore à la 

(i) La Volonté de Puissance, II, p, 71. 



Q0 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

volonté de remporter une victoire (i). » Il en est ainsi 
de notre pensée. Toutes les notions au moyen des- 
quelles nous semblons prendre connaissance du 
monde sont des notions au moyen desquelles la 
volonté de puissance invente le monde, et ces no- 
tions elles-mêmes n'ont de valeur que la force de 
résistance que leur prête cette volonté. 

« On pense : donc il y a quelque chose qui 
pense ; à cela se réduit, dit Nietzsche, l'argu- 
mentation de Descartes. Mais c'est là tenir déjà 
pour « vraie a priori » notre croyance en Pidée de 
substance (2). » Il n'y a donc pas ici une opéra- 
tion purement logique de l'esprit, mais un artifice 
métaphysique en vue de faciliter la connaissance, 
une invention de laquelle va sortir la distinction 
du moi et du monde extérieur, de l'objet et du 
sujet- « Si, ajoute Nietzsche, l'on réduit la proposi- 
tion à ceci : « On pense, donc il y a des pensées, » 
il en résulte une simple tautologie et, ce qui entre 
justement en question, la réalité delà pensée^'est 
pas touché, de sorte que sous cette forme on est 
Forcé de reconnaître l'apparence de la pensée (3). » 

Descartes voulait que la pensée eût une réalité en 



131 Ln Volonté de Puissance, II, p. 35. 
|a) Z.u Volonté de Puissance, II, p. 7. 
(3) La Volonté de Puissance, U, p. 7. 



LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE QÏ 

soi. Nietzsche s'en tient à un pur et absolu phéno- 
ménalisme. En refusant toute valeur au syllogisme 
cartésien, il tire brusquement l'échelle par laquelle 
il était possible de s'élever jusqu'à l'être des cho- 
ses. Dès lors nous n'avons aucune raison de croire 
que les axiomes logiques soient adéquats à la réa- 
lité, et il nous faut penser qu'ils ne sont rien de 
plus que « des mesures et des moyens pour créer 
notre usage les choses réelles, le concept réa- 
lité (i). » Ils ne fournissent pas « un critérium de 
vérité, mais un impératif &\x sujet de ce qui doit 
passer pour vrai (2). » Un tel impératif est conven- 
tionnel et, de fait, la logique (comme la géométrie 
et l'arithmétique) ne s'applique qu'à des êtres figu- 
rés que nous avons créés. En sorte qu'il en faut 
toujours revenir à cette conception : ce que nous 
nommons un fait de vérité est un fait de puis- 
sance, « Comment pouvons-nous savoir, demande 
Nietzsche, qui! il y a des choses ? C'est nous qui 
avons créé l'existence des choses. 11 s'agit de sa- 
voir s'il ne pourrait pas exister encore beaucoup de 
façons de créer un pareil monde apparence ? — et 
si cette façon de créer, de logiciser, d'apprêter, de 
falsifier, n'est pas la réalité elle-même, la mieux 

(i) La Volonté de Puissance, II, p. ai. 
(a) La Volonté de Puissance ■, II, p. ai* 



92 NIETZSCHE ET LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE 

garantie; bref, si ce qui assigne aux choses leur 
place n'est pas ce qui seul est et si l'effet que pro- 
duit si^r nous le monde extérieur n'est pas le ré- 
sultat de pareils sujets voulants (i) ». Et il conclut 
que le sujet seul est démontrable, que l'objet est 
un mode du sujet. 

Cette conclusion toutefois ne tient pas longtemps 
devant les nouvelles analyses qu'il institue. Le con- 
cept du sujet n'existe en effet que dans sa rela- 
tion avec l'objet; l'objet supprimé comme chose 
en soi, le sujet perd également cet attribut et se 
montre, ainsi que tout le reste, un simple moyen 
de connaissance. L'idéalisme de Nietzsche n'est donc 
point subjectif, c'est un pur idéalisme du phéno- 
mène. Entre les phénomènes, il ne fait intervenir 
aucun autre lien que celui d'un rapport de puis- 
sance : c'est la philosophie du fait de puissance et 
le terme Volonté de puissance dont il use est déjà 
un grossissement de sa pensée, une forme mytho- 
logique. Derrière l'action du fait de puissance, il 
ne saisit aucun sujet, aucune substance matérielle 
ou spirituelle, aucun être, aucune idée, aucune loi. 
Pas plus que l'idée morale, pas plus que l'idée du 
beau, les formes logiques de la pensée ne dominent 

(i) La Volonté de Pui**ance y II, p. 37. 



LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE q3 

et ne circonscrivent le fait de puissance : elles n'en 
sont qu'une manifestation particulière, et c'est ainsi 
qu'analysant les modes d'évaluation au moyen 
desquels nous avons coutume de saisir cette idée 
même de la force, il ne voit dans la mécanique 
qu'une sémiotîque du mouvement, dans le déter- 
minisme qu'un moyen d'interpréter et non un état 
de fait* 



Il est à peine besoin d'énoncer que la négation 
de l'idée de cause entraîne la négation de l'idée de 
finalité. La finalité, ou plutôt son apparence, n'est 
elle aussi qu'une conséquence du fait de puissance. 
«Le fait de devenir plus fort, dit Nietzsche, entraîne 
avec lui des conséquences qui ressemblent à une 
ébauche de finalité ; les fins apparentes ne sont pas 
intentionnelles, mais dès qu'il y a prépondérance 
sur une puissance plus faible, en sorte que celle-ci 
travaille comme fonction de la puissance plus forte, 
> il s'établit une hiérarchie, une organisation qui 
éveille forcément l'idée d'un ordre où la fin et les 
moyens jouent le principal rôle (i). » 

L'idée de finalité, indissolublement unie à l'idée 

(i ) La Volonté de Puissance, II, p. 37. 



94 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

de vérité, tient avec celle-ci le rôle le plus impor- 
tant dans la construction idéologique de l'univers. 
C'est cette idée qui, transportée du terrain empiri- 
que, où Nietzsche explique sa formation dans le 
domaine métaphysique, impose avec un but une 
certitude au devenir. C'est elle qui supprime, en 
lui retirant son caractère aléatoire, en la réduisant 
à un jeu d'histrions, aux péripéties et au dénoue- 
ment réglés par avance, cette lutte entre toutes les 
choses où se manifeste le désir de devenir plus fort 
dans chaque centre de force, désir qui est, au 
regard de Nietzsche, la seule réalité. Cette liberté 
rendue au devenir, cet attrait de l'aléa rendu à la 
vie, c'est là l'œuvre essentielle de Nietzsche : c'est 
en cette libération de la vie, asservie, dans l'esprit 
des hommes, au joug de l'idée, au joug de la Raison, 
que réside l'originalité de sa réforme. C'est l'ac- 
complissement de cette tâche que célèbrent ces 
strophes de Zarathoustra, plus intelligibles dans 
leur lyrisme que toute analyse : « Sur toutes choses 
se trouve le ciel hasard, le ciel innocence, le ciel à 
peu près, le ciel pétulance. — Par hasard, c'est la 
plus vieille noblesse du monde, je l'ai rendue à 
toutes les choses, je les ai délivrées de la servitude 
du but (i). » Donc l'univers n'a point de but, au 

(i) Ainsi parlait Zarathoustra, p. a 38. 



LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE g5 

sens où un principe métaphysique assignerait à 
tous les éléments qui le composent une convergence 
nécessaire en vue de réaliser un ensemble systéma- 
tique. Si ce but existait, il faut penser avec Nietzs- 
che qu'il serait depuis longtemps réalisé : il serait 
inconcevable qu'il laissât place aux jeux aberrants 
du devenir. Anarchique et chaotique en son essence, 
l'univers ne se voit imposer des buts que du fait 
d'un centre de forces exerçant une suprématie sur 
d'autres centres de force et leur imposant une 
tâche à son service. C'est ainsi que les notions de 
temps, d'espace, de cause, ayant triomphé, dans la 
lutte pour la constitution de la pensée, des autres 
modes de connaissance possibles, conditionnent, 
au-dessous d'eux, toute une suite de déductions et 
nous donnent l'illusion d'un rationalisme universel 
dans le domaine logique. Cette systématisation ne 
serait, au regard de Nietzsche, que la consécration 
du triomphe durable qui fit régner, à la suite d'une 
lutte aléatoire, les notions majeures que l'on vient 
d'énumérer. 



En laissant entendre que dans Tordre logique 
ainsi que dans tous les autres, il n'existe pas un en- 

7 



5,0 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

sot idéologique antérieur au fait de suprématie qui 
décide des formes du réel, Nietzsche, a-t-on dit, a 
poussé à son point extrême sa lutte contre l'idéo- 
logie. Or, il faut noter cette double et singulière 
particularité : La croyance à la Vérité logique est, 
en même temps, de toutes les formes métaphysi- 
ques de la croyance* la plus enracinée dans Fesprit 
humain, c'est celle aussi pourtant à l'égard de 
laquelle la critique peut le plus librement s'exercer; 
elle ne soulève dans ce domaine, ni indignation, ni 
protestation. C'est, semble-t-il, d'une part, que la 
croyance s'applique ici, à des procédés de connais- 
sance, notions de cause, de temps, d'espace, qui ont 
prévalu à une époque bien antérieure à celle où 
apparurent des organismes aussi compliqués que les 
nôtres, à des procédés de connaissance élus par la 
matière vivante à ses premiers stades. Enregistrés 
dans la physiologie bien au-dessous des régions 
de la conscience, ils n'offrent point de prise aux 
manœuvres de la pensée analytique. D'autre part, 
il serait impossible de renoncer à ces procédés, 
devenus des notions instinctives, sans ébranler et 
sans anéantir tout l'édifice phénoménal, tel que 
nu us le connaissons, sans remettre les choses au 
creuset du hasard et du chaos. A cause de cela 
mùme, et parce qu'il est entendu que l'existence de 



LA REFORME PHILOSOPHIQUE 97 

ces notions ne peut être mise en question, les ana- 
lyses qui tendent à les dépouiller du caractère de 
vérité pour fonder leur valeur sur leur utilité, sur 
la puissance qu'elles procurent à l'espèce d'êtres 
qui les adopte, ces analyses ne suscitent pas de 
graves objections, car leur utilité, universellement 
reconnue, aussi bien que leur vérité, garantit leur 
conservation. 

Il est d'ailleurs peu d'esprits pour qui des con- 
ceptions de cet ordre touchent au domaine de la 
sensibilité. A imaginer que les propositions géomé- 
triques, par exemple, nécessitées par notre con- 
ception de l'espace, tirent leur autorité, non point 
de la nature immuable des choses, mais d'une con- 
vention qui triompha dans l'ordre de la vie men- 
tale, c'est-à-dire dans Tordre de la biologie se 
manifestant comme connaissance, à imaginer que 
la somme des angles d'un triangle pourrait n'é- 
galer point deux droits si un fait analogue à la 
* victoire de Charles Martel dans les plaines de Tol- 
biac n'eût marqué les fastes de la préhistoire du 
monde mental, il est peu d'intelligences qui s'émeu- 
vent. Il en est tout autrement des idées morales, et 
cela, pour des raisons de même ordre aux prises 
avec des circonstances opposées : leur apparition 
dans l'esprit humain est, en effet, par rapport à 



98 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

l'époque où les autres se formèrent dans la ma- 
tière vivante, d'une extrêmerécence; elles ne se sou- 
tiennent pas par leur propre force, elles n'ont pas 
acquis cette constance et cette solidité que la durée 
confère aux choses, aussi faut-il que des interven- 
tions se produisent en leur faveur : la passion 
fanatique que l'on affiche à leur égard couvre, dis- 
simule et s'efforce de suppléer une croyance sans 
atavisme physiologique, très faible en réalité 
et dont la volonté fait encore tous les frais. On a 
beaucoup de peine à douter d'une vérité logique, 
on a plus de peine encore à croire à une vérité 
morale el tout l'effort de l'éducation familiale, civi- 
que et religieuse ne réussit pas toujours à enra- 
ciner dans l'esprit des hommes cette forme tar- 
dive Je la croyance. Il faut autour d'elles constam- 
ment, comme un engrais, la chaleur de la passion. 
D'autre part, et en raison de leur récencejes con- 
ceptions morales en sont encore à lutter entre elles 
pour prévaloir. En tant qu'elles se targuent seule- 
ment d'un caractère d'utilité, elles rencontrent en 
fiice d VI les d'autres conceptions morales qui se 
larguent également du même caractère. Il leur 
faut en venir aux mains, aucune d'elles n'ayant 
encore fait ses preuves, comme les a faites l'idée 
d'espace par exemple en tant que moyen de con- 






LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE QQ 

naissance. Il est donc de la dernière importance 
pour chacune des conceptions adverses de s'empa- 
rer de ce masque de Vérité qui appartiendra à la 
plus forte et lui donnera sur ses rivales un avan- 
tage important. Il en est en effet de cette estam- 
pille delà Vérité en soi, appliquée sur une croyance, 
comme des décorations que Ton attache au revers 
des redingotes : elles n'ajoutentrien à la gloire d'un 
grand homme, mais sont utiles aux débutants et 
rehaussent dans l'esprit de la multitude leur pres- 
tige personnel ou la valeur de leurs œuvres. 

Il résulte de ces distinctions que Nietzsche n'a eu 
à s'élever que d'un point de vue théorique contre 
les prétentions delà métaphysique dans le domaine 
des vérités logiques. 11 n'existe aucun désaccord 
pratique entre les hommes à l'égard des notions de 
cet ordre et quelque origine qu'ils leur assignent, ils 
en font tous un identique usage. Il en est tout autre- 
ment dans le domaine des vérités morales, et, si 
celles-ci comptent, avec Platon ou avec Kant, des 
protagonistes qui les ont défendues avec des argu- 
ments théoriques, elles se sont exprimées aussi par 
des conséquences sociales : la tentative de faire 
régner, dans l'esprit humain, la croyance en un 
principe moral qui fût supérieur à la force s'est tra- 
duite par des phénomènes historiques de la plus 



100 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

haute importance. C'est donc, sur ce terrain de l'his- 
toire et de la sociologie, qu'il faut maintenant rele- 
ver les analyses et les observations de Nietzsche 
pour faire éclater le caractère de rigoureuse unité 
selon lequel sa pensée s'est développée dans son 
œuvre. 



VII 



Le mouvement social où Nietzsche a fait voir avec 
le plus de netteté cette tentative est le judaïsme. Ce 
mouvement tire son importance- de l'influence pro- 
fonde qu'il a exercée sur l'Europe et du lien étroit 
qui l'unit, au regard de Nietzsche, aux deux autres 
phénomènes, le mouvement chrétien et le mouve- 
ment révolutionnaire, avec lesquels l'entreprise 
idéologique a abouti à un premier renversement des 
valeurs. 

L'effort paradoxal en vue d'inventer un principe 
supérieur à la force est avec le peuple juif si carac- 
téristique , il a donné des résultats si considérables 
que Nietzsche est partagé continuellement, lorsqu'il 
l'envisage, entre l'horreur et l'admiration. « Les 
faits, dit-il, peuple né pour l'esclavage, » comme 
l'affirmait Tacite avec tout le monde antique, « peu- 



LA REFORME PHILOSOPHIQUE 101 

pie choisi parmi les peuples », comme ils l'affirment 
et le croient eux-mêmes, — les juifs ont réalisé 
cette merveille du renversement des valeurs, grâce 
à laquelle la vie sur la terre, pour quelques milliers 
d'années, a pris un attrait nouveau et dange- 
reux (i) » et il voit en eux « le peuple le plus remar- 
quable de Thistoire universelle parce que, placés 
devant la question de l'être ou du non-être, ils ont 
préféré avec une clairvoyance inquiétante l'être à 
tout prix (2) ». 

Qu'ont donc fait les Juifs qui leur vaille l'atten- 
tion passionnée que leur accorde Nietzsche? Ceci : 
vaincus politiquement, réduits en esclavage, s'étant 
montrés inférieurs au jeu dont les règles décidaient 
jusque-là de la suprématie entre nations, ils ont 
condamné délibérément les règles de ce jeu, ils ont 
déclaré mauvais tout ce qui procure l'avantage dans 
la lutte engagée avec les armes de la force, bon 
tout ce qui est dans une pareille lutte condition 
de faiblesse, cause de défaite et d'humiliation. Ils 
ont ainsi identifié les termes riche et puissant avec 
les termes impie, méchant, violent, sensuel; le mot 
pauvre est devenu pour eux synonyme de saint, 



(1) Par delà le Bien et le Mal, p. 160. 

(a) L'Antéchrist , dans le Crépuscule des Idoles. Ed. du Mercure de 
France, j>. 37a. 



102 NIETZSCHE ET LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE 

(Tarni, Ils se sont fait ainsi un titre de leur défaite, 
une gloire de leur humiliation et, flétrissant tout ce 
qui l'emporte par un don naturel, beauté, valeur, 
intelligence, ou par une circonstance fortuite, nais- 
sance, richesse, « ils ont frappé pour la première 
fois le mot monde à l'effigie de la honte (i) ». 

À défaut de pouvoir fonder sur une réalité posi- 
tive une semblable estimation, ils l'ont fondée sur 
l'imaginaire, sur cette base élastique où le désir, 
fortifié par la crédulité, prend un élan incalcula- 
ble. C'est Dieu, le Dieu juif qui sanctionne la bon- 
té de la nouvelle évaluation. C'est Dieu qui exalte 
les humbles et ravale les superbes et Nietzsche 
montre ici l'intervention du prêtre qui, disposant 
du Dieu, accomplit l'universelle falsification par 
laquelle triomphera l'estimation judaïque. Comme 
aucun ries faits du monde réel ne s'accorde avec 
l'évaluation divine, il faut inventer des causes ima 
ginuires expliquant le désaccord apparent et le fai- 
sant cesser. On invente la faute. Le monde, dira 
Nietzsche, perd son innocence. Le malheur est 
déshonoré sous le nom de péché. La déchéance du 
peuple juif, résultat de la faiblesse dans le langage 
de la physique, devient la conséquence et la puni- 
tion d'une faute, un châtiment infligé par Jéovah. 

([) t><tr delà le Bien et le Mal, p. 160. 



LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE 103 

Encore un tel châtiment est-il une marque de la 
faveur divine. Dieu, par l'expiation, permet à son 
peuple de se racheter et de mériter un meilleurdes- 
tin. Bienheureux ceux qui sont éprouvés, car ils 
posséderont le royaume de Dieu. Donc, nécessité 
d'expier, d'obéir au prêtre qui détient le secret 
divin et propose les termes du pardon. L'expiation 
devient le gage de la puissance future, de la 
revanche sur le monde. 

Mais déjà il nous faut quitter le Judaïsme. Avec 
le Judaïsme le peuple juif, vaincu dans la lutte 
pour la puissance, a inventé à son usage un moyen 
de démarquer la réalité. Ce moyen ne va prendre 
toute son ampleur et ne tirera toutes ses consé- 
quences que généralisé, universalisé dans le Chris- 
tianisme. C'est avec le Christianisme que l'attitude 
d'utilité, propre à un petit peuple vaincu, devien- 
dra une attitude d'utilité pour tous les vaincus et 
tous les faibles et une arme de vengeance entre 
leurs mains. Avec le peuple juif, dit Nietzsche, 
« commence l'insurrection des esclaves dans la mo- 
rale », c'est seulement avec le Christianisme que 
cette insurrection de la faiblesse contre la force va 
devenir une menace pour les valeurs anciennes. 

Le mépris de la puissance, de la richesse, de la 
beauté, n'est, en effet, chez le peuple juif, qu'une 



NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

attitude provisoire et qu'il Taut comprendre au sens 
historique le plus concret» Ce que hait le peuple 
juif dans ces attributs de la force, c'est qu'ils appar- 
tiennent à ses vainqueurs : c'est pour ce motif 
qu'ils sont, à ses yeux, le signalement de l'impie 
et du méchant; chez lui persistent cette arrière- 
pensée et cet espoir que ces marques de la puis- 
sance, enlevées quelque jour au méchant, devien- 
dront son apanage. Alors, elles recouvreront un 
caractère de bonté, étant désormais la possession 
de T homme bon qu'est l'homme de race juive, 
l'élu du Seigneur. Mais cet espoir longuement 
nourri ne se réalise pas, le fort continue d'être le fort 
et de dominer le faible. Le royaume de Dieu n'a- 
boutit pas sur terre. C'est alors que tout se trans- 
forme avec le Christianisme, que le texte réaliste 
fourni jusqu'ici par l'instinct juif est interprété 
dans un sens symbolique et que l'Eglise chrétienne 
é\Liiie une conception du monde où tout devient 
cohére ni parce que tout élément réel en est rigou- 
reusement exclu, parce que la cause imaginaire, que 
l'on a placée au principe de toutes choses, ne va 
pins se manifester que par des effets et des consé- 
quents imaginaires, en sorte qu'aucune réalité ne 
la pourra mettre en échec. Avec le christianisme, 
les valeurs nobles, puissance, fierté, instinct de 



LA REFORME PHILOSOPHIQUE 105 

domination, supériorité physique ou intellectuelle, 
de mauvaises provisoirement et par circonstance 
qu'elles étaient au regard juif deviennent mauvaises 
en soi. Tout ce qui est objet de désir dans le monde, 
le désir lui-même, le monde lui-même, symbolisant 
l'ensemble du déterminisme physique, sont marqués 
d'un caractère définitif de réprobation. Aussi n'est- 
ce plus dans ce monde, qui est le mal, que se 
réalisera le royaume de Dieu , c'est dans l'au-delà, 
dans l'autre monde, en un monde de même nature 
que la cause insaisissable qui met en mouvement 
tout le système. C'est dans cet autre monde que 
doivent s'accomplir désormais les promesses divines 
faites à celui qui vit saintement, qui renonce à la 
lutte pour la satisfaction du désir, qui est doux et 
humble de cœur. 

Il n'y a place ici que pour la fiction : le rêve- 
s'enchaîne au rêve et ne connaît point les démentis 
du réveil. « Dans le christianisme, dit Nietzsche, 
ni la morale, ni la religion ne sont en contact avec 
la réalité. Rien que des causes imaginaires, « Dieu», 
«âme », « moi », « esprit », « libre arbitre » ou 
même « l'arbitre qui n'est pas libre » ; rien que des 
effets imaginaires : « le péché », « le salut », « la 
grâce »,« l'expiation »,« le pardon des péchés (i)». 

(i) L'Antéchrist, dans le Crépuscule des Idoles, p. a58. 




MKTZSCHÉ ET LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE 



Tous les moyens d'imposture, dont le schéma fut 
donné pur l'instinct juif, atteignent avec le christia- 
nisme leur perfection, non avec le christianisme 
tel que l'imaginèrent parla suite, tout empreint de 
bouddhisme et transformé par le génie d'une race 
différente, le détachement de l'auteur de Y Imitation, 
ou, de nos jours, le mysticisme d'un Tolstoï, — ce 
sont là des épi-phénomènes, — mais avec le chris- 
tianisme de saint Paul, avec celui des docteurs et 
des pères de l'Eglise qui, faisant appel à l'idéologie 
platonicienne, enrichissent la doctrine nouvelle des 
éléments de décadence élaborés par l'ancien monde 
lui-même. Dieu, la vie future, l'âme immortelle, 
sont autant de moyens de mettre dans leur tort les 
lois physiques, de perpétrer sur toutes les valeurs 
naturelles un travail minutieux de falsification. Le 
christianisme, tel que Nietzsche nous le dépeint, 
apparaît exactement ainsi qu'un gigantesque effort 
en vue Je concevoir le monde autrement qu'il n'est, 
en vue de substituer le métaphysique au physique. 
Bien loin d'être l'antagoniste du judaïsme, le 
christianisme s'en montre donc l'aboutissement 
extrême, il a fallu, pour que le judaïsme portât ses 
conséquences, que le désir de vengeance, dont il 
était l'expression, se couvrît du masque du renon- 
cement cli ré Lien, il a fallu que les espoirs terres- 



* 



l'A REFORME PHILOSOPHIQUE IO7 

très qu'il nourrissait fussent idéalisés, transpor- 
tés dans l'au-delà et que fût donné, comme une 
attitude définitive, ce mépris de la puissance qui 
n'était pour lui qu'un moyen. C'est au prix seule- 
ment de cette transposition qu'il put échapper aux 
démentis de la réalité et que la multitude des déshé- 
rités et des faibles put, avec confiance, se grouper 
à l'appel d'une promesse qu'aucune expérience 
humaine ne pouvait montrer vaine. Appuyée sur la 
corde de Tare judaïque, la flèche chrétienne atteint 
le but visé par l'instinct de ressentiment qui est 
ici en jeu, elle blesse au cœur la culture païenne et 
donne gain de cause à l'insurrection. Avec le chris- 
tianisme, le peuple juif épand sur le monde une 
conception dont son impuissance à vivre politique- 
ment et à conserver son autonomie avait fait pour 
lui une attitude d'utilité. Il lui avait fallu, pour ne 
point se départir de son orgueil dans la défaite, 
tenir pour méprisables les qualités par lesquelles 
ses adversaires l'avaient réduit. Le christianisme, 
en universalisant cette conception, imposa au vain- 
queur la morale du vaincu, il lui fit honte des ver- 
tus qui l'avaient rendu maître. Ainsi il l'affaiblit 
et permit qu'on en triomphât. C'est sous ce jour 
que l'interversion des valeurs opérée par le peuple 
juif montre avec le christianisme sa portée, et fait 

8 



'■'T^çtF*- 



I0& NIETZSCHE ET LA. REFORME PHILOSOPHIQUE 

voir quelles métamorphoses imprévues, quels chan- 
gements considérables et déconcertants peut causer, 
dans la masse d'un organisme, la virulence d'un 
ferment presque invisible et dont Faction reçoit du 
milieu même où elle s'exerce une amplification 
soudaine et une destination nouvelle. 



Toutefois, le christianisme lui-même n'est, dans 
la pensée de Nietzsche, qu'une étape de cette insur- 
rection des esclaves dont le peuple juif a le premier 
levé l'étendard, une étape et un détour. Après qu'il 
a rallié dans le monde entier l'immense troupeau 
des faibles et qu'en les unissant il les a rendus forts, 
après qu'il a pénétré de son esprit jusqu'à la caste 
des maîtres et qu'il l'a .affaiblie, le christianisme a 
joué son rôle, du moins a-t-il accompli sa phase de 
religion positive, du moins peut-il rejeter tout l'élé- 
ment merveilleux dont il s'est aidé jusque-là pour- 
triompher, La conception anti-physique qui a 
grandi parmi les perspectives de l'au-delà, à l'abri 
de tout contact de la réalité, a pris maintenant 
assez de force pour braver l'expérience et pour nier 
l'évidence qui la condamne. Les valeurs opposées 
naguère à la force sous le couvert de la volonté 



LA REFÔRMR PHILOSOPHIQUE IO9 

divine, venues à maturité à la faveur des mythes 
chrétiens, se montrent viables désormais, détachées 
des croyances qui les avaient protégées naguère ; 
sous les noms Egalité, Justice, Vérité, Droit, Bien 
en soi, elles en viennent à se donner pour des en- 
tités pourvues d'une réalité propre. L'idéologie 
platonicienne refleurit,vulgarisée dans la conscience 
populaire, et c'est le triomphe de la métaphysique, 
crue sur parole et sans caution divine. 

On croit à la justice immanente, à une vertu se- 
crète de l'idée gageant sur un avenir humain sa réa- 
lisation, grosse du bonheur universel. L'Idée mène 
Thumanité et lui impose une finalité stricte : la 
croyance au bonheur comme but et comme certi- 
tude, à la suite d'un long combat pour lu vérité et 
la justice, cette conception, longtemps couvée par 
l'espoir religieux en vue d'une éclosion dans l'au- 
delà, est entrée maintenant dans une phase de réali- 
sation pratique; elle fait partie du programme poli- 
tique. Et c'est là le i dernier avatar de F instinct de 
ressentiment qui, ayant formulé avec le judaïsme 
ses pétitions temporelles, ayant, avec le christia- 
nisme, transporté dans l'au-delà ses espoirs, par 
une nouvelle inversion du désir, revient, fortifié et 
amplifié, à son premier objectif et démasque, avec 
l'Idéal révolutkmnaire, avec la métaphysique des 



HO NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

droits égaux t une volonté de puissance immédiate. 
Les doctrines encyclopédiques sont, au regard 
de Nietzsche , l'expression philosophique de ce mou- 
vement qui lire ses conséquences pratiques avec la 
Révolution française et s'élève au symbole en cette 
nuit du quatre août au cours de laquelle les anciens 
maîtres abjurent leur foi en leur supériorité. « Le 
mouvement démocratique, dit-il expressément, con- 
tinue l'héritage du mouvement, chrétien (i). » Or, 
le grand ressort de ce mouvement, c'est l'idée 
d'égalité. Aussi, le philosophe s'est-il attaché à 
montrer que cette idée, si évidemment absurde au 
regard de toute évaluation positive, n'avait pu ger- 
mer et s'enraciner que dans le sol chrétien. Tandis 
que l'observation la plus superficielle montre les 
hommes inégaux entre eux à des degrés parfois 
extrêmes et d'une façon irréparable, soit qu'il s'agisse 
des circonstances dans lesquelles la destinée les a 
fait naître, soit qu'il s'agisse des qualités individuel- 
les., acuité ou précision des sens, pénétration, viva- 
cité de l'intelligence, vigueur de la mémoire, santé, 
force du muscle, tandis que ces inégalités en engen- 
drent d'autres avec nécessité dans tout le cours de 
l'existence, où découvrirune mesure qui montre les 
hommes égaux et impose à l'esprit cette croyance en 

(i) Pat ddh le Bien et le Mal, p. 172. * 



LA REFORME PHILOSOPHIQUE 



désaccord avec toute expérience? Dans l'arsenal des 
fictions chrétiennes, avec l'âme invisible, intangi- 
ble, immatérielle, qui échappe à la possibilité de 
toute évaluation, avec l'âme immortelle qui entre 
en rapport avec ce qui seul importe, l'autre monde, 
le-royaume de Dieu, la Vie éternelle. Le christia- 
nisme proclame donc l'égalité des âmes et, à la 
faveur de ce dogme, à vrai dire irréfutable, s'est 
développée l'idée que tout homme, par le fait seul 
qu'il est homme, porte en lui un principe d'un prix 
inestimable, auprès duquel toutes les qualités 
apparentes, et par lesquelles un homme semble 
différent des autres, sont sans valeur. 

Une présomption de cette nature a développé 
chez le chrétien une exaltation extraordinaire du 
sentiment de sa dignité. Or, cette exaltation, obte- 
nue par l'usage d'une fiction, a survécu à la fiction 
qui l'avait engendrée. Gomme l'échafaudage qui a 
servi à édifier une maison peut être retiré, la 
maison achevée, les idées d'âme et d'au-delà peu- 
vent être désormais retirées de la conscience de 
l'homme moderne, celui-ci n'en conserve pas moins 
la foi en une valeur propre, inhérente au fait de 
son humanité et indépendante de toutes les qualités 
positives qu'il peut avoir ou qui lui font défaut. 
Cette conception de la valeur, indépendante de 



112 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

toute manifestation positive, aboutit à la concep- 
tion d'un droit indépendant de la force qui le 
garantie et l'égalité des âmes imaginée par le 
christianisme engendre politiquement l'idée d'éga- 
lité des hommes. « Volonté d'égalité, c'est ainsi 
que nous nommerons dorénavant la vertu, et nous 
voulons élever nos cris contre tout ce qui est puis- 
sant (i). » En ces termes les Tarentules formulent 
leur idéal dans Zarathoustra, Une fois de plus les 
lois physiques sont enfreintes et violées au profit de 
la fiction, et, avec le triomphe des idées modernes, 
l'entreprise idéologique en vue de faire régner un 
principe au-dessus de la force reçoit une applica- 
tion positive. 



Tels sont, avec l'idéologie platonicienne dans 
Tordre abstrait et théorique, avec le mouvement 
judéo-chrétien dans l'ordre concret et pratique, les 
divers phénomènes où Nietzsche a démasqué, avec 
une inlassable insistance, les tentatives en vue de 
créer des valeurs supérieures à la force et de subs- 
tituer une finalité métaphysique, dominant l'évolu- 
tion, à l'aléa de la lutte pour la puissance. 

(i) Ainsi partait Zarathoustra, p. 139. 



w^ 



LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE 1 1 3 

Ces tentatives, à vrai dire, et dePaveu de Nietzs- 
che, ont réussi, et ce triomphe semblerait être pour 
infirmer sa proposition maîtresse, « il n'est point 
de force au-dessus de la force » si ses analyses n'a- 
vaient eu précisément pour effet de démontrer que 
ce qui triomphe, par la voie du christianisme et 
sous l'invocation des Idées, avec l'idéal égalitaire, 
c'est un nouvel état de la force pour lequel la fai- 
blesse n'est qu'un manteau. Il a nettement vu et 
montré que ce qui milite, dans le multiple effort 
des débiles et des vaincus pour ravaler les vertus 
qui, jusque-là, avaient procuré la puissance, c'est 
encore l'instinct de puissance. L'idéal platonicien, 
l'idéal chrétien, l'idéal égalitaire, dépourvus en eux- 
mêmes de toute réalité, mais prenant, dans l'ima- 
ginaire, un point d'appui sur la croyance, ont été 
de merveilleux signes de ralliement. Sous ces éten- 
dards, des multitudes se sont groupées : ceux qui 
les composèrent représentaient la faiblesse vis-à-vis 
des maîtres du monde tant qu'ils étaient isolés, 
mais ils furent en réalité la force sitôt qu'ils furent 
coalisés et, s'ils continuèrent à célébrer les termes 
impuissants qui les avaient assemblés; ce fut pour- 
tant la force, la force sous son aspect numérique, 
qui triompha avec eux. L'effort humain en vue d'in- 
venter une valeur supérieure à la force se résume 



114 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

donc, en définitive, en un déguisement de la force 
sous des apparences de nom contraire. L'œuvre de 
Nietzsche atteint entièrement le but qu'elle s'est 
fixé. Elle fait voir qu'il n'est pas de force au-dessus 
de ta force et que là où, avec le monde moral, un 
principe différent semble triompher, on ne décou- 
vre à l'analyse qu'un état masqué de la force. 



LE PARTI PRIS SOCIOLOGIQUE 



•• 



LE PARTI PRIS SOCIOLOGIQUE 



Les conclusions de la réforme philosophique excluent la pos- 
sibilité de donner une origine logique aux tendances socia- 
les de Nietzsche. Nécessité de les fonder sur un parti pris. 
Le critérium biologique, ce qui est utile à la vie, substi- 
tué au critérium d'une vérité en soi, est lui-même commandé 
par un parti pris. Il exige par surcroît, pour être appliqué, 
que d'autres partis pris le définissent — II. Description des 
formes diverses du parti pris sociologique de Nietzsche. 
Son instinct de grandeur en opposition avec l'instinct de 
bien-être. Son goût pour la culture et pour les modalités 
aristocratiques. — III. Analyse du fait aristocratique : 
moyen de différenciation et de hiérarchie, il conditionne 
toute vie ascendante — IV. Condamnation, du point de vue 
de l'instinct de grandeur, de l'idéal chrétien et égalitaire. — 
V. Caractère positif de la philosophie de Nietzsche. Sa 
volonté de supprimer les causes du nihilisme. — VI. Pré- 
somption en faveur du parti pris de Nietzsche. 



1 

On a exposé au chapitre précédent en quoi con- 
siste la réforme accomplie par Nietzsche en philo- 
sophie. Elle équivaut, a-t-on dit, à une condamnation 
du principe même sur lequel se fonda jusqu'à ce 



Il8 NIETZSCHE ET LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE 

jour la spéculation philosophique. Toute entreprise 
de cette nature supposait, en effet, qu'au-dessus du 
monde des forces physiques un principe différent 
et supérieur existait, principe métaphysique, Dieu 
ou les Idées. La tâche des philosophes consistait à 
découvrir et à déterminer la nature de ce principe. 
À cette croyance se rattachaient les conceptions de 
finalité, de vérité, d'être en soi : l'ensemble des 
forces physiques était placé sous la dépendance de 
ces principes métaphysiques, les idées menaient le 
monde. Nietzsche a nié qu'il existât une force au- 
dessus de la force et que le monde du devenir abou- 
tît à un monde de l'être : à cette conception d'un 
monde aimanté vers une fin par une loi d'essence 
différente, il a opposé celle d'un monde où les élé- 
ments en jeu dégagent à tout instant toute leur 
puissance, dont la destinée est constamment mise 
en question pa r ce conflit, où la loi du plus fort 
n'est contrebalancée par aucune loi d'origine diffé- 
rente, Toutes les choses visent à la puissance et 
rien ne prévaut contre la force. La Volonté de vé- 
rité n'est qu'une feinte de la Volonté de puissance, 
quelque cheval de Troie, quelque ruse pour préva- 
loir. 

À considérer tout ce qu'elle détruit, la critique 
exercée par Nietzsche à l'égard des idées philoso- 



LE PARTI PRIS SOCIOLOGIQUE TI9 

phiques constitue plus peut-être qu'une réforme. 
Si en effet la philosophie se propose pour unique 
objet de justifier et d'expliquer la vie par un prin" 
cipe saisi hors de la vie, Nietzsche, en niant la réa- 
lité de cet objet, en supprimant l'objet de la phi- 
losophie, a supprimé la philosophie elle-même. C'est 
donc, en quelque sorte, le suicide de la philoso- 
phie que consacre la réforme accomplie par la cri- 
tique nietzschéenne : avec Nietzsche, la philoso- 
phie se supprime par ses propres moyens, elle 
meurt de la main d'un philosophe. Cela est si vrai 
que Nietzsche dut inventer pour le mot philoso- 
phe, afin de le conserver, un nouveau sens : il fit 
du philosophe le créateur de valeurs, l'homme qui 
apporte dans la vie un goût nouveau avec le pou- 
voir de le faire triompher. 



Ce philosophe nouveau, Nietzsche a voulu l'être 
aussi et cette volonté se manifeste dans la condam- 
nation qu'il prononce contre les différentes formes 
du mouvement idéologique, idées socratiques for- 
mulées par Platon, morale judéo-chrétienne, idéal 
égalitaire et démocratique. 

Or, il importe de constater que cette seconde atti- 



120 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

tude n'est pas conditionnée nécessairement par la 
première. Il faut nettement établir qu'il y a deux 
parts distinctes dans l'œuvre de Nietzsche et qui 
comportent un pouvoir de persuasion inégal; il faut 
montrer qu'il n'y a |pas entre ces deux parts un 
lien logique et nécessaire et qu'elles ne sont pas 
solidaires l'une de l'autre . Cette constatation est 
nécessaire pour conserver à chacune sa valeur 
propre et ne point amoindrir l'une ou l'autre par 
un compromis : c'est d'ailleurs encore une façon 
de définir ce qu'est la Réforme philosophique que 
de préciser où elle finit et ce qu'elle n'est pas, 

La première part de l'œuvre de Nietzsche con- 
siste en cette Réforme philosophique dont on a 
exposé les termes au chapitre précédent. Elle s'ex- 
prime en une critique de la connaissance beaucoup 
plus radicale que ne fut celle de Kant, mais d'or- 
dre analogue. C'est elle qui ruine, en prononçant 
la déchéance de l'idée de Vérité, le principe de toute 
métaphysique. Elle est de nature purement intel- 
lectuelle, et, sur le plan du déterminisme, qui est à 
la base de tout notre système de connaissance 
actuel, elle possède une valeur universelle. Or, 
elle ne comporte aucune proposition permettant, 
d'un point de vue logique, et par voie de déduction 
de condamner les réalités physiologiques et socia- 



LK PARTI PRIS SOCIOLOGIQUE 



les parfaitement positives et déterminées qui se 
couvrent du mensonge idéologique en général et du 
mensonge chrétien en particulier. L'essentiel de la 
Réforme philosophique consiste en effet à démon- 
trer que l'idée d'une vérité en soi n'a pas d'exis- 
tence : elle fait voir ensuite que la croyance idéolo- 
gique, en donnant les diverses manifestations où 
elle s'exprime, comme adéquates à l'idée d'une telle 
vérité, repose sur un mensonge. Mais en détruisant, 
au terme et à l'apogée de ses analyses, la concep- 
tion du vrai en soi, Nietzsche s'est privé du droit de 
condamner n'importe quelle conception du fait de 
son caractère mensonger. Car, s'il n'y a pas de 
vérité, il n'y a pas de mensonge, du moins au sens 
péjoratif du terme, en sorte que démontrer d'une 
conception quelconque qu'elle implique mensonge 
ne fournit plus aucun grief contre elle. Il n'est pas 
d'exception à faire valoir en cette matière, et il n'y 
a pas de raison pour que le mensonge philosophi- 
que, le mensonge chrétien, le mensonge égalitaire 
et démocratique, ne bénéficient pas de la réhabilita- 
tion que prononce, en faveur de tout mensonge, la 
dépréciation de l'idée de Vérité. La critique inté- 
grale impliquée dans la Réforme philosophique a 
épuisé, contre les réalités cachées sous les idées, 
tout son pouvoir après qu'elle les a dépouillées du 



J22 NIETZSCHE ET LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE 

prestige de Vérité dont elles se rehaussaient et 
qu*elle a discrédité le signe du tabou qui les ren- 
dait intangibles* 

Il y a plus, et il faut dire que si la critique nietzs- 
chéenne contenait an principe logique permettant 
de condamner une manifestation quelconque de la 
vie, elle prononcerait sa propre" condamnation, car 
elle confesserait par là même qu'elle impliqne cette 
vérité rationnelle dont c'est son œuvre propre d'a- 
voir nié îa possibilité; elle rendrait illégitimes ces 
louanges de Zarathoustra : « ciel au-dessus de 
moi, ciel pur et haut. Ceci est maintenant pour moi ta 
pureté, qu'il n'existe pas d'éternelle araignée et de 
toile d'araignée de la raison; — que tu sois un lieu de 
danse pour les hasards divins, que tu sois une table 
divine pour le jeu de dés et les joueurs divins (i). » 
Mais Nietzsche ne dément point Zarathoustra et 
il relève dans la Volonté de Puissance qu'il n'existe 
pas autre chose au monde que des réalités fortes 
et des réalités faibles. 

Si Nietzsche exalte la culture grecque, la con- 
ception aristocralique du monde et la morale des 
maîtres, s'il condamne les idées socratiques, le 
Chris lia nis me et la Révolution, ce n'est donc en ver- 
tu d'aucun principe rationnel, c'est, on ne saurait 

(i) Ainsi parlait Zarathoustra, p. a38. 



i 



LE PARTI PRIS SOCIOLOGIQUE 



123 



trop y insister, dans l'intérêt de sa thèse sociolo- 
gique aussi bien que de sa réforme critique, c'est 
en vertu d'un parti pris, d'une préférence de tem- 
pérament. C'est la réalité de ce parti pris qui fonde 
toute la valeur de sa doctrine, car les constructions 
d'idées les plus compliquées, les dissertations les 
plus savantes ne sont possibles, aux termes 
mêmes de sa critique, n'aboutissent à un oui et à 
un non qu'autant qu'elles ont à leur base un goût 
qui ne relève d'aucun pourquoi et dit sans plus : 
« Je suis cela. » Il n'y a dans le monde que des 
goûts et des partis pris en lutte les uns avec les 
autres et tout le reste est déguisement de ces goûts 
et de ces partis pris. Ce sont là les conclusions 
essentielles de la doctrine de Nietzsche : il en fau- 
drait maintenir le radicalisme et l'intransigeance 
contre lui-même s'il semblait en quelque propo- 
sition s'en écarter; il faudrait du moins inter- 
préter cette proposition secondaire de façon à la 
faire concorder avec cette pensée maîtresse. Toute 
autre interprétation serait une trahison. 



C'est dans cet esprit qu'il faut apprécier la con- 
ception que l'on a mentionnée déjà et que dans 



124 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

Par delà le Bien et le Mal Nietzsche oppose, 
en guise de critérium nouveau, à l'ancien mètre 
Vérité, a La fausse té d'un jugement n'est pas pour 
nous une objection contre ce jugement... Il s'agit 
de savoir dans quelle mesure ce jugement accé- 
lère et conserve la vie, maintient et même déve- 
loppe l'espèce (i). » Au mètre idéologique Vérité, 
Nietzsche substitue, pour l'évaluation des choses, 
ce mètre biologique : ce qui est utile à la vie. Or, 
cette substitution est grosse de vues nouvelles et 
fécondes : Nietzsche en a tiré sa thèse sociologique 
sur la nécessité d'une transvaluation des valeurs. 
Mais le nouveau mètre qu'il propose est bien 
loin de posséder une valeur absolument logique 
et rationnelle. Ce qui est utile à la yie n'existe pas 
en soi. Ce qui est utile à la vie n'existe que dans 
l'appréciation d'une volonté particulière et détermi- 
née. Toute affirmation relative à ce qui est utile à 
la vie constitue une proposition qui, avant d'avoir 
été formulée, et afin de pouvoir l'être, suppose qu'un 
choix arbitraire a déjà été fait, attribuant au mot 
vie un sens déterminé. Mais cette proposition 
exige encore, pour devenir réellement un terme 
d'appréciation et un mètre, que toute une suite de 

(i) Par delà te Bien et le Mal , p. i5. 



LE PARTI PRIS SOCIOLOGIQUE 125 

partis pris nouveaux la viennent restreindre et 
féconder. 

Le parti pris que suppose le critérium de la va- 
leur formulé par Nietzsche consiste en un choix qui, 
parmi les diverses manifestations de l'existence 
phénoménale, s'est déclaré en faveur du phéno- 
mène biologique, au sens déterminé où la science 
moderne emploie ce mot,et en faveur même d'une 
part restreinte de ce phénomène, en faveur du phé- 
nomène humain : ce qui vaut, selon Nietzsche, 
c'est ce qui vaut pour la vie humaine. Or, c'est bien 
là un parti pris arbitraire, car le principe de la 
Volonté de puissance, il n'est pas de force au-des- 
sus de la force, ne commande nullement un choix 
et une restriction de cette nature. Si quelque cata- 
clysme cosmique avait pour effet de supprimer de 
la surface de la terre l'air respirable ou d'y déter- 
miner, de toute autre manière, la disparition de la 
vie, un tel cataclysme ne blesserait en rien le prin- 
cipe de la Volonté de puissance et du détermi- 
nisme de la force : il consacrerait seulement le 
triomphe, en ce petit point de l'espace, des forces 
physico-chimiques sur les forces biologiques et plus 
particulièrement sur l'humanité. Si, dans l'univers, 
rien ne se perd, rien ne se crée, rien ne saurait être 
préjudiciable ou favorable à la vie, au sens large du 



I2Ô NIETZSCHE ET LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE 



mot, et il arrive seulement que ce qui est aban- 
donné par une forme est gagné par une autre, au 
gré de la lutte engagée entre toutes les choses. Pour 
se placer, au point de vue particulier et restreint 
auquel il s'est placé, lorsqu'il a formulé son crité- 
rium de la valeur, Nietzsche a donc dû trouver en 
lui-même un goût, un principe de partialité qui lui 
fournît indépendamment de toute logique, — la 
logique étant sans pouvoir en l'espèce, — une base 
solide pour son évaluation. Ce goût se prononça en 
faveur de la forme particulière de la vie qui était 
représentée en lui-même : la forme humaine. 

Restreint et déterminé par cette première élec- 
tion, le critérium de Nietzsche va exiger, a-t-on dit, 
pour son application, des interventions nouvelles 
du parti pris, définissant quelles réalisations sont 
désirables pour la vie humaine, précisant dans quel 
sens la vie humaine doit être conservée et dévelop- 
pée. Il s'en faut, en effet, que les hommes soient 
d'accord sur ce qui leur convient, et, après que l'on 
a éliminé l'opinion de tous ceux qui, selon le senti- 
ment bouddhique, aspirent à la suppression de la 
vie consciente, et préfèrent la vie animale à la vie 
humaine, la vie végétale à la vie animale, l'inorga- 
nique à l'organique et le néant à l'être, il reste 
encore que, parmi les autres, des conceptions très 



LE .PARTI PRIS SOCIOLOGIQUE 127 

diverses ont cours sur ce qui est souhaitable ou 
redoutable. Un développement dans le sens de la 
culture est possible ou un développement dans le 
sens du bien-être universel. Lequel est désirable ? 
lequel doit être considéré comme favorable à la 
vie? 

Quelle que soit par la suite l'événement, il lui 
faudra toujours*assignerj pour cause le triomphe 
d'un groupe d'éléments sur un autre, en sorte que 
le principe de la Volonté de puissance ne sera pas 
plus mis en échec en un cas que dans Pautre et 
qu'il ne peut par conséquent fixer, pour prendre 
parti, aucune orientation logique au désir. La pré- 
férence de Nietzsche, en faveur d'un mode déter- 
miné de l'existence humaine, relève donc aussi 
d'un parti pris de tempérament, et on ne saurait lui 
reconnaître d'autre valeur ni d'autre autorité que 
celle-ci : qu'elle affirme sa réalité dans le goût qui 
l'exprime, qu'étant une réalité douée de quelque 
pouvoir elle possède sa chance de prévaloir. Il ne 
s'agit donc pas de la discuter, de l'apprécier par 
rapport à quelque idée prise comme mesure de sa 
valeur, car elle n'estpas la conséquence d'une opé- 
ration de la raison, nul syllogisme ne la peut en- 
gendrer. Bien au contraire, elle va être le point de 
départ et la condition d'existence, sitôt qu'on l'aura 



128 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

admise, de toute discussion possible, elle va deve- 
nir la mesure des choses, c'est elle qui va justifier 
ou condamner tout le reste, et, c'est à évaluer Futi- 
lité des divers phénomènes dans leur rapport avec 
elle que l'exercice de la raison va trouver son 
usage. Elle ne fait point partie de ce monde spirituel 
dont, selon l'expression de Pascal, on peut faire 
ce que Ton veut. Elle appartient au monde physi- 
que. Elle est la substance même de la vie, la vie, 
selon le décret de Zarathoustra, étanten son entier 
goûts et couleurs. 

La sociologie telle qu'elle a été, le plus souvent 
pratiquée, c'est-à-dire, en tant qu'elle prétend se 
fonder sur un principe logique pour en déduire 
des lois, ne procède pas autrement qu'une religion. 
Elle commet cette faute métaphysique essentielle, 
caractéristique de la croyance contemporaine, dont 
on a dit qu'elle consiste à confondre la raison, art 
de raisonner, art de voyager d'une idée à une 
autre, avec la Raison, source et lieu des idées, qui 
n'est qu'une transposition de la notion du divin, 
telle qu'un Renan en dernière instance la poétisa. 
Concevons donc, en antagonisme formel avec ce 
point de vue, que pour Nietzsche un désir, un parti 
pris fonde seul la sociologie. L'homme qui a une 
valeur pour la vie sociale, c'est celui-là seul qui pos- 



LE PARTI-PRIS SOCIOLOGIQUE 120, 

sède une manière de sentir originale et propre, 
indépendante de raisons qui la commandent, et 
qui, parce qu'elle est réelle, tend à s'imposer. 

Faire de la sociologie avec Nietzsche, c'est donc 
rechercher et décrire quelles sont les manières de 
sentir et de désirer propres à Nietzsche, puis, les 
ayant précisées, d'y adhérer ou de les répudier. 



II 



Si, éliminant de l'œuvre de Nietzsche toute pro- 
position qui se justifie par une raison, tout ce qui 
s'appuie sur autre chose, pour s'élever et se formu- 
ler, que sur sa propre vertu, la tendance psycho- 
logique que l'on y rencontre, à l'état d'instinct et de 
pure chimie, est un parti pris en faveur de la gran- 
deur de la vie. Une suprématie exercée par l'ins- 
tinct de grandeur sur l'instinct de bonheur, voilà, 
semble-t-il, ce qui caractérise de la façon la plus 
positive, l'état de fait que la philosophie de 
Nietzsche tend à réaliser dans la vie humaine. 

Encore, cet instinct de grandeur requiert-il peut- 
être qu'on le définisse : il consiste en cette tendance, 
caractéristique d'une catégorie d'êtres,qui les incite 



..\SEa^-- 



l30 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 



à pratiquer à l'égard d'eux-mêmes un constant 
ascétisme dans le sens d'un entraînement propre 
à augmenter leur puissance, qui les maintient dans 
un état de tension toujours extrême et les anime 
d'un désir de domination à l'égard des choses, des 
êtres et d'eux-mêmes. Si, pour se mieux faire 
entendre, il faut pourtant évaluer d'après cette 
idée de bonheur que Ton semble ici nier, on con- 
cédera que l'instinct de grandeur consiste à faire 
tenir le bonheur en ce sentiment de supériorité 
sur soi-même et sur l'extérieur, en ce sentiment 
de croissance et dans la conscience d'une résis- 
tance à tout moment surmontée. Un tel instinct de 
grandeur est, ainsi qu'on l'a exposé au chapitre 
consacré à Frédéric Nietzsche en DeKant à Nietzs- 
che le grand ressort de la pensée du philosophe., 
c'est ce qu'il y a en lui d'absolument spécifique. 
C'est sa propre psychologie que Nietzsche met en 
scène lorsqu'il énonce dans la Volonté de Puis- 
sance : « L'homme ne cherche pas le plaisir et n'é- 
vite pas le déplaisir.... Ce que veut l'homme, ce que 
veut la plus petite parcelle d'organisme vivant, 
c'est une augmentation de puissance.» Et il pense 
que loin d'éviter le déplaisir l'homme le recherche 
parce qu'il a besoin de quelque chose qui s'oppose 
à lui : « Toute victoire, tout sentiment de plaisir, tout 



LE PARTI PAIS NO Ctll LOGIQUE l3l 



événement, présuppose une résistance surmon- 
tée (i). » 



On ne saurait accorder pourtant que cette atti- 
tude et cette tendance soient communes à tous les 
hommes et Ton ne saurait oublier gue la loi du 
moindre effort est un principe d'explication qui, en 
psychologie, a fait ses preuves. On ne saurait ou- 
blier la joie qui accompagne l'exécution de l'acte 
consacré par une habitude répétée, joie déterminée 
précisément par le défaut d'opposition que cet acte 
rencontre. Si la tendance à situer la sensation de 
plaisir dans le fait de la résistance surmontée existe 
dans rhùmanité, la tendance contraire compte 
sans doute un nombre de représentants au moins 
égal et Ton ne saurait dire que l'une ou l'autre se 
fonde sur autre chose que sur une idiosyncrasie 
individuelle, sur une manière d'être, de nature pure- 
ment physiologique sur un « je suis cela ». 

Ce parti pris en faveur de la grandeur de la vie 
humaine qui engendre la dureté envers soi-même 
le goût de J'effort et l'amour de la lutte, va se 

(i) La Volonté de Puissance, II, p. 84. 



2 32 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

montrer, chez Nietzsche, accompagné d'autres pré- 
dilections, dans le choix desquelles s'exprimera 
encore cette grâce libre d'un premier mouvement 
psychologique que la rigueur de la raison n'a pas 
asujetti à des formes inflexibles, et qui tient de 
lui-même sa fatalité. On pourrait tenter pourtant 
de montrer un lien de nécessité logique entre cet 
instinct de grandeur, si impérieux chez Nietzs- 
che, et son goût décidé pour la culture, pour les 
modes esthétiques de l'existence, pour toutes les 
formes de l'art et de la connaissance. On pourrait 
arguer que de telles plantes rares ne croissent que 
sur un terrain préalablement ameubli par un long 
effort, que ces formes raffinées de l'existence 
humaine veulent des races et des peuples ayant 
su d'abord s'exhausser au-dessus du besoin et dis- 
posant d'un excédent de force. Une telle démons- 
tration ne semble point chimérique. Peul-être 
cependant ne comporte-t-elle pas une rigueur com- 
plète. Peut-être n'est-il point certain qu'une force 
exubérante, en haussant un peuple au-dessus du 
besoin, s'exprime toujours en l'invention d'une 
civilisation plus raffinée. Peut-être faut-il encore, 
pour déterminer cette réussite, des hommes d'une 
certaine sorte, chez lesquels les raffinements de 
l'art et la politesse des mœurs correspondent à 



LE PARTI PRIS SOCIOLOGIQUE l33 

un plaisir. La Grèce et Rome, avec des nuances 
différentes, offrent des exemples historiques d'un 
tel événement, mais Carthage, alors qu'elle pré- 
valut, multiplia sa richesse, augmenta son com- 
merce et ne manifesta point que sa mentalité se 
fût accrue. Toutefois, quand bien même ce goût 
de la culture et des formes les plus complexes 
de la civilisation ne serait pas une conséquence 
fatale de la passion pour la grandeur de la vie, il 
n'en resterait pas moins que cette passion domi- 
nante s'est orientée chez Nietzsche dans un tel 
sens, en sorte que cette orientation, si elle n'est 
pas nécessitée par son premier parti pris, est un 
des aspects de ce parti pris, le définit et le précise. 
II existe, en effet, chez Nietzsche une préférence 
indéniable pour les modes de la civilisation qui s'é- 
panouissent en une culture; le mot se rencontre 
constamment dans ses écrits et il lui donne le sens 
le plus étendu. La culture à ses yeux ne se tra- 
duit pas seulement par l'expansion des lettres et 
des arts ou par le progrès de la connaissance scien- 
tifique ; elle s'exprime aussi dans la politesse des 
mœurs, dans l'ornement ordonné de l'existence, 
' dans tout ce qui contraste avec la barbarie. On 
sait son goût pour les périodes historiques où se 
manifestèrent de telles éclosions de la plante 



l34 NIETZSCHE ET LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE 

humaine, les quelques siècles de la vie hellénique, 
le monde romain, en tant qu'il distribue sous les 
lois d'un vaste empire les éléments de la vie anti- 
que, l'époque de la renaissance, le dix-septième siè- 
cle français. 



Le parti pris de Nietzsche en faveur de la gran- 
deur de la vie, en faveur des formes de civilisation 
où cette grandeur s'exprime par une culture et par 
des mœurs, aboutit enfin à un parti pris décidé en 
faveur des sociétés aristocratiques en faveur, du 
règne des élites. Ici toutefois, plutôt qu'un parti 
pris, c'est une opinion qui s'exprime en cette pré- 
dilection. Il faut marquer fortement la transition. 
Faire tenir le bonheur dans la grandeur, dans le 
sentiment de la puissance et dans la joie de la 
résistance surmontée, c'est un parti pris pur et sim- 
ple qui ne relève que d'une fatalité de tempérament 
et s'oppose à un autre parti pris de même origine^ 
celui qui consiste à faire tenir le bonheur dans le 
bien-être et dans la suppression de l'effort; mais 
conclure à la nécessité du règne des élites pour 
réaliser la grandeur, c'est formuler un moyen en 
vue d'un but, c'est émettre une opinion,*et qui vau- 



LE PARTI PRIS SOCIOLOGIQUE l35 

dra en raison de la rigueur de l'interprétation logi- 
que des phénomènes, sous le jour de leur rapport 
avec le but fixé par le parti pris. Le parti pris en 
faveur de la grandeur et le parti pris en faveur 
du bien-être, voici deux attitudes commandées par 
un état de tempérament, par un : « Je suis cela, » 
deux attitudes représentatives de deux catégories 
d'hommes qu'aucun raisonnement ne peut concilier. 
Voici deux points de vue entre lesquels est un lossé 
creusé par la différence physiologique et que des 
raisons dialectiques ne peuvent franchir. Au con- 
traire, juger que le bien-être de l'humanité est la 
conséquence de la suprématie du grand nombre, 
ou juger que la grandeur de l'humanité est la con- 
séquence du règne des élites, ou porter des juge- 
ments où, les termes précédents seraient interver- 
tis, ce sont là des conjectures sur lesquelles des 
hommes appartenant pourtant à la même catégo- 
rie physiologique peuvent ne point tomber d'ac- 
cord. Il y a place ici pour des erreurs d'apprécia- 
tion mentale, que rendent inévitables le nombre 
et la variété des éléments qui entrent en un tel 
problème, aussi bien que l'instabilité des circon- 
stances qui encadrent tour à tour ces éléiùents. 
C'est pourquoi il arrive que des hommes de caté- 
gorie physiologique opposée se rencontrent par- 

9- 



1 36 NIETZSCHE ET LÀ RÉFORME PHILOSOPHIQUE 

fois en une même opinion politique ou sociale^ 
tandis, que des hommes de physiologie pareille 
se font face en ennemis dans des camps opposés. 
La loi d'ironie intervient toujours ici, qui fait pour 
ceux-ci ou pour ceux-là que leurs actes militent 
au rebours de leurs désirs. 

Pour tout partisan de la grandeur de la vie, 
l'examen et la discussion des idées de Nietzsche 
offrent le plus haut intérêt. Ces idées sont fortement 
tranchées et contrastent violemment avec les ten- 
dances de la sociologie moderne. Si, pour ce motif 
elles blessent la sensibilité rationaliste, il ne faut 
pas oublier pourtant qu'elles sont fondées sur des 
observations profondes, qu'elles relèvent d'une sin- 
cérité et d'une indépendance de pensée absolues, 
en même temps qu'elles témoignent, parles déplace- 
ments de points de vue auxquels elles contraignent 
l'esprit, d'une extraordinaire vigueur intellectuelle. 



Nietzsche établit donc une corrélation entre ces 
deux faits : l'évolution ascendante de la vie hu- 
maine et le fait aristocratique. Mais le fait aristocra- 
tique se ramène à un autre fait plus primitif avec 
lequel il se confond: un fait de commandement. Si 



LE PAFIT1 PUIS SOCIOLOGIQUE iS 9 ] 

l'aristocrate peat être distingué par la suite à l'in- 
dice de certaines qualités qui lui sont propres, c'est 
le fait de commander et d'être le maître qui est tout 
d'abord son unique caractère distinctif, les autres 
caractères ne pouvant se développer qu'à la faveur 
de celui-là. 

Or il s'agirait d'établir avec Nietzsche que, par- 
tout où se manifeste un état d'évolution ascendante, 
se révèle aussi la présence de quelque chose qui 
commande et par conséquent de quelque chose 
aussi qui obéit. Il s'agirait d'établir que, partout 
où se manifeste un état d'évolution ascendante, 
existe aussi, entre les éléments qui 'participent au 
jeu du phénomène, un état de différenciation et 
d'inégalité par contraste avec l'état d'indifférencia- 
tion et d'égalité parfaite qui semble devoir exister 
entre tous les éléments d'une chose incapable de 
changement. Poser la question en ces termes, c'est, 
semble t-il, la résoudre, c'est la résoudre en faveur 
de la nécessité d'une hiérarchie dont le fait aris- 
tocratique se montre une conséquence. Sous ce 
jour, là proposition de Nietzsche apparaît donc déjà 
très forte. Le phénomène biologique, si on le con- 
sulte, renforce d'un exemple particulier la valeur 
de cette vue générale. 

L'évolution tout entière de la vie animale recon- 



l38 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

naît en effet pour origine et pour moyen des asso- 
ciations de cellules ; or ces associations, pour être 
efficaces et donner naissaîice a des formes nou- 
velles, doivent être accompagnées de phénomènes 
d'abdication et de spécialisation, telles cellules 
associées renonçant à telles de leurs fonctions 
pour en remplir plus parfaitement quelques autres, 
les unes assumant la tâche de pourvoir à la nutri- 
tion de l'ensemble, les autres se chargeant des rela- 
tions avec Pextérieur. Ces dernières engendrent, 
par différenciation du sens du toucher, les divers 
sens du goût, de l'odorat; de l'ouïe et de la vue : 
voici naître avec elles les saveurs, les couleurs, les 
odeurs et les sons; le monde se formule, émerge 
de l'invisible. Et, parmi ces éléments biologiques 
déjà supérieurs, voici se constituer des groupes 
nouveaux qui coordonnent l'action des autres 
groupes, dirigent leur activité et prennent d'autant 
plus d'importance que les formes vivantes où ils 
se rencontrent occupent, dans l'échelle animale, un 
rang plus élevé. 

Ainsi l'association fait apparaître dans la vie 
jusque-là homogène et indistincte des différencia- 
tions ; elle donne naissance aux organismes et se 
montre, par la suite, condition de toute vie ascen- 
dante. Or, que distingue t-on au principe de toute 



~^^| 



LE PÀÏITI PRIS SOCIOLOGIQUE l3o, 

association? Quel est le fait essentiel qui rend l'as- 
sociation efficace? un fait de suprématie ; un fait de 
suprématie pur et simple qui délègue à tel élément 
ou à tel groupe d'éléments le pouvoir de comman- 
der à d'autres, qui contraint les uns à accepter 
dans un ensemble les fonctions subalternes, tandis 
que les autres s'emparent des fonctions supérieu- 
res. Un fait, non pas une idée. L'idée de force 
serait elle-même ici de nature trop métaphysique ; 
car si, à une époque avancée déjà de l'évolution, 
Les qualités individuelles qui, tour à tour, représen- 
tent le mieux la force, sont propres à procurer l'a- 
vantage d'une suprématie, dans la vie inférieure, 
et aux origines, ce fait est le produit pur et simple 
des circonstances. Ainsi est-ce sans doute une ques- 
tion de situation dans l'espace, à quelque moment 
de la durée, qui, entre des groupes rudimentaires de 
cellules venant à s'associer, fixe le rang et la hié- 
rarchie, assignant à celles-ci le soin des relations 
avec l'extérieur d'où naîtront plus tard les fonc- 
tions intellectuelles et confinant celles-là dans les 
fonctions de nutrition. 

Quelle que soit d'ailleurs sa cause, c'est ce fait de 
suprématie qui se montre le moyen efficace de toute 
association, et il se montre tel en engendrant un 
fait d'exploitation qui est, à vrai dire, sa propre 



l4o NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

mise en œuvre. Ainsi, entre des milliards de cel- 
lules semblables, il n'y a pas à distinguer. Mais 
sitôt que Tune de ces unités biologiques est parve- 
nue à faire accomplir par une autre une partie du 
travail qu'elle accomplissait seule, voici créé un 
être supérieur et qui va se différencier de tous les 
autres par un caractère plus complexe, en même 
temps que par une puissance plus grande. Dans 
les profondeurs de la biologie, parmi le chaos des 
êtres amorphes, c'est un fait de césarisme qui ins- 
titue le premier organisme. 

Nietzsche s'est emparé de cette nécessité natu- 
relle; il l'a formulée sans réticence. L'exploitation 
a-t-il dit dans Par de là le Bien et le Mal (i), « ap- 
partient à l'essence de la vie comme fonction orga- 
nique fondamentale, elle est conséquence de la 
volonté de puissance » ; et, dans le même ouvrage, 
il nous parle d'une interprétation des lois de la 
nature qui nous mettrait devant les yeux « la 
volonté de puissance exempte de restrictions et in- 
conditionnée, de telle sorte que chaque mot, même 
le mot tyrannie, apparût déplacé au fond ou comme 
une métaphore adoucissante, affaiblissante déjà, 
comme trop humain ». 

(i) P. ai8. Ed. in-8* du Mercure de France. 



LE PARTI PBIS SOCIOLOGIQUE l4l 



Nul n'est tenu de prendre parti pour la vie 
ascendante, mais qui prend un tel parti est tenu 
d'accepter les moyens qui procurent sa réalisation. 
Ainsi pense Nietzsche et son parti pris est trop 
décidé pour qu'il regarde à ces moyens. Pour mieux 
dire, ces moyens, de ce qu'ils procurent le but con- 
voité, s'ennoblissent à ses yeux et lui deviennent 
vénérables. Tyrannie, exploitation, mots décriés 
parles hommes, mots calomniés; pour lui les mots 
suprêmes qui fondent la vie, les faits sacrés qui 
président au sursum, au premier exhaussement de 
la vie au-dessus d'elle-même. Aussi n'a-t-il pas 
hésité à appliquer les règles positives de la biolo- 
gie aux choses de la vie sociale. Il n'a pas pensé 
que les hommes fussent soumis à des lois et à des 
coutumes différentes de celles qui président à l'évo- 
lution générale de la Vie. Or le fait de suprématie, 
fondé sur la force, qui se montre la cause de toute 
évolution ascendante, trouve son équivalent en 
sociologie dans le fait aristocratique. 

Historiquement, Nietzsche explique, ainsi qu'on 
l'a déjà montré, la formation des sociétés humaines 
par l'asservissement d'une race d'hommes faibles 



""^ ^m^w r 



l42 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

et doux à la domination d'une bande de guerriers. 
Ceux-ci,. sans tenir compte aucunement des buts 
poursuivis jusque-là par les vaincus, tournent leur 
activité à les servir, se déchargent sur eux des tâches 
subalternes, réservant leur propre activité pour 
des tâches plus nobles, pour des soucis à inventer, 
et qu'ils inventent, s'ils sont d'imagination ingé- 
nieuse et créatrice. D'ailleurs, par la contrainte 
qu'ils imposent aux vaincus, par les travaux choi- 
sis auxquels ils les astreignent, ils" développent et 
perfectionnent, parmi ces hommes adonnés jus- 
que-là à des labeurs pareils, des qualités nouvelles 
et plus précises, des buts nouveaux et plus subtils. 
Les choses se passent ici comme en biologie où 
l'on a montré les cellules du toucher se différen- 
ciant en cellules de l'odorat, de l'ouïe et de la vue. 
L'élite aristocratique, et qui commande, assume ici 
cette tâche si essentielle pour le développement de 
la vie supérieure : elle limite et définit les activités, 
afin de les multiplier, de les diversifier, de les spé- 
cialiser. 

Pour bien remplir cette tâche, la qualité la plus 
nécessaire à cette élite est la foi égoïste en sa pro- 
pre bonté. « Ce qui distingue, dit Nietzsche, une 
bonne et saine aristocratie, c'est qu'elle ne se sent 
pas comme fonction (soit de la royauté, soit de la 



LE PARTI PRIS SOCIOLOGIQUE l43 

communauté), mais comme le sens et la plus haute 
justification de la société; qu'en conséquence elle 
accepte d'un cœ.ur léger le sacrifice d'une foule 
d'hommes qui, pour son bien, devraient être ré- 
duits et amoindris à l'état d'hommes incomplets, 
d'esclaves* d'instruments (i). » Et justifiant, d'un 
point de vue historique, la rigueur de cette doc- 
trine, il constate : « Toute élévation du type homme 
a été jusqu'ici l'œuvre d'une société aristocratique, 
et il en sera toujours de même : d'une société qui 
croit à une longue succession d'ordres, de rangs et 
de différences de valeur d'homme à homme et qui 
a besoin de l'esclavage dans un sens quelcon- 
que (2). » 

D'ailleurs, pour Nietzsche, ces guerriers qui, 
aux premiers âges de l'histoire, fondent le principe 
d'autorité ne sont pas supérieurs aux hommes 
qu'ils asservissent par la seule force physique. Ces 
maîtres sont réellement, d'une façon générale, 
des échantillons d'humanité supérieure. Ils sont 
positivement l'expression d'une réussite physiolo- 
gique; ce sont des êtres chez lesquels les instincts 
sont parvenus à se coordonner selon une hiérar- 
chie, en sorte que tous ces instincts convergent 

(1) Par delà le Bien et le Mal, p. 216. 
(a) Par delà le Bien et le Mal, p. 2i5. f 



l44 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

harmonieusement vers un même but. Cette conver- 
gence et cette harmonie qui constituent leur valeur 
individuelle se sont formées chez eux, hors du 
regard de la conscience, en un obscur conflit des 
cellules et des centres nerveux qui a abouti à un 
fait de domination, à une hiérarchie physiologique. 
En ce sens, l'aristocrate, le maître, Phomme à la 
conscience robuste d'Ibsen, obéit lui-même à un 
principe directeur et c'est parce qu'il sait obéir qu'il 
sait commander. Nietzsche subordonne ainsi, d'un 
point de vue profond de physiologie, le principe 
aristocratique au principe d'autorité et de hiérar- 
chie qui est l'âme même de sa conception de la vie. 
« Tout ce qui est vivant est une chose obéissante, 
dit Zarathoustra ; on commande à celui qui ne 
sait pas s'obéir à lui-même. C'est là la coutume de 
ce qui est vivant (i). » 

Obéir est le fait essentiel. A qui ou à quoi? Cela 
n'est pas ce qui importe. Mais le fait lui-même de 
l'obéissance est créateur du réel, le fait d'être dé- 
terminé d'une façon constante, ce fait qu'un en- 
semble d'unités quelconques est soumis à la tyran- 
nie de lois arbitraires et soustrait à la liberté, au 
laisser-aller, au chaos. Mais s'il importe peu de 

(i) Ainsi parlait Zarathoustra. Ed. in-8°du Mercure, de France, 
p. 157. 



LE PARTI PRIS SOCIOLOGIQUE l45 

savoir d'où vient le commandement, deux choses 
importent infiniment pour qu'un faisceau, un orga- 
nisme, une nation soient créés là, où n'étaient que 
des éléments épars : il faut que ce commandement 
dispose de la force nécessaire pour se faire observer, 
il faut aussi qu'il s'exerce dans une direction dé- 
terminée et constante. « Le principal au ciel et sur 
la terre, pour le dire encore une fois, c'est d'obéir 
longtemps dans une même direction : il en résulte 
toujours à la longue queltue chose pour quoi il 
vaut la peine de vivre sur la terre, par exemple la 
vertu, l'art, la musique, la danse, la raison, l'esprit, 
quelque chose qui transfigure, quelque chose de 
raffiné, de fou et de divin (i). » Ainsi s'exprime 
Nietzsche dans Par delà le Bien et le Mal. « L'es- 
sentiel et l'inappréciable dans toute morale, dit-il 
encore, c'est qu'elle est une longue contrainte (2), » 
et c'est sur cette condition maîtresse qu'il insiste sans 
cesse : le fait même de la contrainte, le fait d'une 
autorité devenue assez forte pour décréter une loi 
constante et en garantir l'exécution, voilà ce qui 
vaut pour la vie, et il cite, il multiplie les exem" 
pies : « La discipline, dira-t-il, que s'imposait le 
penseur de méditer selon une règle d'église et de 

(1) P. 106. Ed. in-8° du Mercure de France. 

(2) P. 104. Ed. in-8 # du Mercure de France. 



l46 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

cour, ou selon des hypothèses aristotéliciennes, la 
longue volonté intellectuelle d'expliquer tout ce 
qui arrive par un schéma chrétien, de découvrir 
et de justifier le Dieu chrétien en toute occurrence, 
toutes ces choses violentes, arbitraires, dures, ter- 
ribles et déraisonnables se sont révélées comme 
des moyens d'éducation par quoi l'esprit européen 
a obtenu sa vigueur, sa curiosité impitoyable, sa 
mobilité subtile( i). » Or, ce qui faisait la valeur pour 
la vie de ces règles quelconques, ce n'était pas 
qu'elles valussent plus ou moins par elles-mêmes . 
Mais elles valaient parce qu'elles avaient le pou- 
voir de s'imposer et parce que, se répétant avec 
insistance, elles construisaient et fortifiaient, par le 
fait de ces répétitions accumulées, des réalités. 

On voit maintenant ce qui constitue, au regard 
de Nietzsche, l'utilité vitale d'une aristocratie. Cette 
élite réalise, dans tout groupe où elle existe, les 
deux conditions indispensables à la formation d'une 
réalité sociale : un commandement et une volonté 
fixe qui répète le commandement selon un rythme 
toujours semblable à lui-même. Dire qu'une élite 
aristocratique commande, c'est, lorsque l'on em- 
ploie ce terme au sens de Nietzsche, commettre un 

(i) P. io5, éd. in-8« du Mercure de France. 



LE PARTI PRIS SOCIOLOGIQUE l47 

pléonasme : une aristocratie qui ne dispose plus de 
la force impérative cesse à ses yeux d'être une aris- 
tocratie . Mais ce groupe de maîtres va aussi com- 
mander d'une façon durable et continue dans une 
même direction, parce que les hommes qui le com- 
posent sont, ainsi qu'on l'a dit, l'expression d'une 
réussite physiologique. Ils sont quelque chose 
d'achevé et de fixé. Ils sont pleinement satisfaits 
d'eux-mêmes; ils ont foi en leur propre excellence, 
ils ont dépassé la période des hésitations et des 
recherches. Persuadés qu'ils sont d'avoir réalisé le 
parfait, ils considèrent avec une méfiance hostile 
toute nouveauté. C'est grâce à ces qualités de mé- 
fiance d'autrui et de confiance en eux-mêmes qu'ils 
vont pétrir la matière humaine selon des formes 
fixes, la durcir, et, en lui retirant la souplesse de 
1 argile «t la possibilité de varier, lui donner en 
échange une réalité définie. C'est par leur inter- 
vention que ce qui n'était qu'un commencement ne 
va pas rester seulement un commencement, mais 
va, par l'audace d'un choix irrévocable, persister 
dans savoie et renoncer au rêve infini des possibles 
pour décider du réel. 

Par la vertu de cette contrainte qui limite l'éner- 
gie et la canalise afin de l'accumuler et la ciseler, se 
constitue ce qui est, selon Nietzsche, le moyen de 



l48 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

toute civilisation, une culture, et cette culture, cette 
culture d'hommes, donne naissance à ce qu'il tient 
pour le sceau et pour la fleur de toute civilisation : 
des mœurs. « Toute morale, énonce M. Pierre 
Lasserre, en une formule (i) où se manifeste une 
rare entente du sens aristocratique, selon sa valeur 
essentielle et dans ses nuances les plus fines, à la 
façon dont Nietzsche le concevait, toute morale, 
donc toute règle de mœurs qui a été reconnue pour 
bonne ici ou là, en même temps qu'elle marque ses 
directions à l'énergie humaine, est une œuvre de 
cette énergie. Elle est le legs de beaucoup de 
générations d'ancêtres obstinées et patientes à se 
travailler, à se réprimer, à s'accentuer elles-mêmes 
en un certain sens. » Et, définissant le rôle de 
l'aristocratie, il lui assigne cette tâche majeure : 
« l'enfantement et l'entretien des belles-mœurs. » 



IV 



Telles sont les qualités que Nietzsche exige d'une 
aristocratie, tel est le rôle qu'il lui assigne, créateur 
à l'origine des mœurs, conservateur par la suite des 

(i) La morale de Nietzsche, Ed. du Mercure de France, p. 26. 






LE PARTI PRIS SOCIOLOGIQUE l49 

belles-mœurs. Mais ce qu'il faut retenir avant tout, 
c'est que le fait aristocratique est représentatif, à 
ses yeux, dans le milieu social, de ce fait de supré- 
matie qui, en biologie, institue, entre des éléments 
pareils, des différenciations, entre des éléments 
égaux, des inégalités, des rapports de dépendance 
et de hiérarchie, par lesquels la vie hautement 
organisée devient possible. 

Au regard de Nietzsche, il existe donc deux grou- 
pes antagonistes d'idées associées : il y a associa- 
tion d'une part entre les idées aristocratie, prin- 
cipe d'autorité, hiérarchie, inégalité, différenciation, 
impliquant contrainte, obéissance, exploitation, 
spécialisation, vie ascendante ; il y a association 
d'autre part entre les idées règne du grand nombre, 
égalité, indifférenciation, liberté, anarchie, chaos, 
dégénérescence, dissolution, vie en déclin. Dans le 
premier groupe se montrent toutes les conditions 
qui déterminent la grandeur de la vie, dans le 
second toutes les manières d'être qui déterminent 
l'abaissement de la vie au-dessous d'elle-même. Le 
parti prisrde Nietzsche en faveur de la grandeur 
de la vie va donc faire ce que ne pouvaient faire 
les analyses de sa réforme philosophique : il va 
fournir une base à la condamnation prononcée par 
Nietzsche contre le mouvement judéo-chrétien et 



l5o NIETZSCHE ET LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE 

Pidéal égalitaire. Que ces doctrines religieuses et 
sociales se couvrissent d'un mensonge,on a montré, 
en effet, que cela ne pouvait être une objection 
contre elles de la part d'une philosophie qui, en 
dernière analyse, s'est établie en cette formule. 
« Ce qui peut être conçu est nécessairement une 
fiction (i). «Mais que ces doctrines fussent une 
cause d'abaissement pour la vie, c'est ce que ne 
pouvait tolérer cet instinct de grandeur qui s'est 
mis à philosopher avec Frédéric Nietzsche. 

Avec cette analyse des causes qui ont déterminé 
l'hostilité de Nietzsche contre le christianisme et 
la Révolution, nous sommes au cœur même de sa 
philosophie. Selon Nietzsche, ainsi qu'on sait, 
l'instinct de connaissance n'est pas le père de la 
philosophie. Il n'est jamais qu'un moyen et un ins- 
trument, au service d'un autre instinct, qui l'utilise 
pour se représenter lui-même comme la fin der- 
nière de l'existence. Nietzsche ne prétend pas qu'il 
en soit autrement avec lui. Le seul point par où il 
se distingue des autres philosophes est celui-ci : 
tandis que ceux-ci cachent leur manœuvre et le plus 
souvent en sont dupes, lui, montre au grand jour 
l'instinct qui est chez lui dominant, qui, avec lui, se 
prend à philosopher et aspire à dominer. 

(i) La Volonté de Puissance, II, p. 28. 



LE PARTI PRIS SOCIOLOGIQUE l5l 

Cet instinct, c'est précisément cette passion de 
grandeur qui l'anime d'une ardeur si violente pour 
tout ce qui exalte la vie, d'une haine si forte con- 
tre tout ce qui la fait déchoir. C'est donc dans leur 
rapport avec cet instinct qu'il nous faut expliquer, 
sousunjourde dépendance,toutes les autres parties 
de cette philosophie. Or, il faut confesser que toute 
cette part de l'œuvré de Nietzsche de nature pure- 
ment intellectuelle, à laquelle fut donnée en ce volume 
la première place, en tant que Réforme delà philo- 
sophie, n'est dans l'ordonnance hiérarchique de la 
pensée du philosophe qu'un moyen, moyen de des- 
truction dirigé contre des conceptions régnantes et 
qui constituaient à ses yeux une menace pour la vie. 
On peut penser, peut-être, que si le mensonge type 
qu'est, en son essence, l'idée d'une vérité en soi eût 
favorisé de notre temps un état favorable à la gran- 
deur de la vie, Nietzsche n'aurait pas songé à di- 
vulguer ce mensonge» n'aurait pas dirigé contre lui 
cette suite d'analyses par lesquelles, détachant tous 
les masques idéologiques, il a contraint toutes les 
faces des choses à se montrer à nu, à laisser voir, 
sous le fard de la métaphysique, leurs couleurs 
véritables. 






■^ter-- 



l52 NIETZSCHE ET LA REFORME PHIU)SOPHIQUE 



C'est donc sous l'empire de l'instinct de gran- 
deur, qui est le grand ressort de ses jugements et 
de ses opinions, que Nietzsche a porté contre l'idéal 
révolutionnaire et surtout, contre tout le rationa- 
lisme à forme encore chrétienne qu'il traîne à sa 
suite, les sentences les plus dures. Il n'y avait pas 
lieu de les relater, lorsqu'au cours des analyses 
d'une première étude on montrait le critique préoc- 
cupé seulement de divulguer le mensonge idéolo- 
gique sous le manteau duquel la doctrine égalitaire 
avait grandi. Il faut au contraire les produire main- 
tenant, en témoignage du parti pris de l'hotnme. 

Il n'est pas une des formes de cette doctrine que 
Nietzsche ait épargnée. On le voit s'élever contre 
ce qu'il nomme les idées anglaises, contre la doc- 
trine encyclopédique qui les vulgarisa et mit au ser- 
vice de leur expansion toute la clarté du génie fran- 
çais. Mais il condamne surtout, comme contraire aux 
lois de la vie, le principe même de la Révolution, 
l'idée à' égalité, a La farce sanglante qui se joua 
alors, dit-il dans le Crépuscule des Idoles, « l'im- 
moralité » de la Révolution, tout cela m'est égal ; 
ce que je hais c'est sa moralité à la Rousseau, — 



rîPE?*"" 



LE PARTI PIUS SOCIOLOGIQUE l53 

les soi-disant « vérités » de la Révolution, par les- 
quelles elle exerce encore son action et sa persua- 
sion sur tout ce qui est plat et médiocre. La doc- 
trine de l'égalité, mais il n'y a- pas de poison plus 
vénéneux, car elle paraît prêchée par la justice 
lorsqu'elle est la fin de toute justice. Aux égaux, 
égalité ; aux inégaux, inégalité : tel devrait être le 
langage de toute justice, et ce qui s'en suit néces- 
sairement, ce serait de ne jamais égaliser des iné- 
galités (i). » De son point de vue d'observateur 
scientifique des procédés biologiques, il ne voit 
dans la prétention égalitaire que la négation 
même de ces procédés, la formule du chaos et du 
néant. « Ce côté révolutionnaire, dit-il dans le 
Crépuscule des Idoles, est une des formes de Tir- 
réel. » Et, dans le Gai Savoir, il déclare : « Nous 
ne sommes absolument pas libéraux, nous ne tra- 
vaillons pas pour le « progrès », nous n'avons pas 
besoin de boucher nos oreilles pour ne pas enten- 
dre les sirènes de l'avenir qui chantent sur la place 
publique. Ce qu'elles chantent : « Droits égaux, 
Société libre, » cela ne nous attire point ; — en 
somme, nous ne trouvons pas désirable que le rè- 
gne de la justice et de la concorde soit fondé sur 

(l) P. 923. 



1 54 NIETZSCHE ET LA. RÉFORME PHILOSOPHIQUE 

la terre ; parce que ce règne serait en tous les cas le 
règne de la médiocrité et de la chinoiserie (i). » 

Dans le Crépuscule des Idoles^ rattachant à sa 
cause ce besoin d'égalité : « Nous vivons, dit-il, 
dans une époque de faiblesse. Cette faiblesse pro- 
duit et exige nos vertus. L'égalité, une certaine assi- 
milation affective qui ne fait que s'exprimer dans la 
théorie des droits égaux, appartient essentiellement 
à une civilisation descendante : l'abîme entre 
homme et homme, entre une classe et une autre, 
la multiplicité des types, la volonté d'être soi, de 
se distinguer, ce que j'appelle « le pathos des 
« dislances », est le propre de toutes les époques 
fortes (2). » 



La sévérité des jugements de Nietzsche à Fégard 
des principes de la Révolution est de beaucoup 
dépassée par celle dont il témoigne à l'égard du 
christianisme. C'est qu'entre l'idéal égalitaire de la 
Révolution et l'idéal chrétien, il ne voit de diffé- 
rence que celle de la cause à son effet, et, logique- 



( 1) Le Gai Savoir, p. 374. 

( 2 ) Le Crépuscule des Idoles, p. 207. 



LE PARTI PAIS SOCIOLOGIQUE 1 55 

ment, c'est à la cause qu'il a voué son aversion la 
plus forte. 

Il faudrait remplir un chapitre à citer en témoi- 
gnage de cette aversion des phrases décisives. 
Nietzsche, d'ailleurs, n'a-t-il pas consacré un livre 
entier, l'Antéchrist, à se décharger du sentiment 
d'horreur et de répulsion que lui inspire l'idée chré- 
tienne. « Le mouvement chrétien, dit-il, en tant 
que mouvement européen, est créé dès l'abord par 
l'accumulation des éléments de rebut et de déchet 
de toutes espèces (ce sont eux qui cherchent la puis- 
sance dans le christianisme). Il n'exprime point la 
dégénérescence d'une race, mais il est un conglo- 
mérat et une agrégation des formes de décadence 
venant de partout, accumulées et se cherchant réci- 
proquement. .. Le christianisme a incorporé la ran- 
cune instinctive des malades contre les bien por- 
tants, contre la santé. Tout ce qui est droit, fier, 
superbe, labeauté avant tout, lui fait mal aux oreilles 
et aux yeux. Je rappelle encore une fois l'inappré- 
ciable parole de saint Paul : « Dieu a choisi ce qui est 
faibledevantlemonde, ce quiestignoble et méprisé : 
c'est là ce qui fut la formule, in hoc signo la déca- 
dence fut victorieuse. .. le christianisme fut jusqu'à 
présentie plus grand malheur de l'humanité (1). » 

(1) U Antéchrist, dans le Crépuscule des Idoles, p. 3a i. 



l5Ô NIETZSCHE ET I*A REFORME PHILOSOPHIQUE 

A propos de l'invention de l'âme immortelle, éga- 
lant tous les hommes entre eux, il dit: « Le poison 
de la doctrine des droits égaux pour tous, ce poi- 
son, le christianisme Ta semé par principe; le chris- 
tianisme a détruit notre bonheur sur la terre... 
Accorder l'immortalité à Pierre et à Paul fut jus- 
qu'à présent l'attentat le plus énorme, le plus mé- 
chant contre l'humanité noble... Le christianisme 
est une insurrection de tout ce qui rampe contre 
tout ce qui est élevé (i). » Et, dans la Volonté de 
Puissance : « Il faut, dit-il, considérer la croix 
comme fit Goethe (2), » Gœthe qui, dans ses Epi- 
grammes vénitiennes, associait dans une même 
répugnance la fumée du tabac, les punaises, l'ail 
et la croix. 



Pour qui connaît la genèse de ces jugements de 
Nietzsche, aucun doute ne peut exister sur la na- 
ture du parti pris qui le guide, et il demeure qu'il 
faut tenir Nietzsche pour le théoricien du principe 
d'autorité, pour le partisan, au prix qu'il y faut 

(1) L'Antéchrist, p. 3o4. 

(2) T. I, p. x66, 



TT-*3" 



LE PARTI PRIS SOCIOLOGIQUE l^'] 

mettre, des hiérarchies qui rendent possibles les 
formes les plus hautes de la civilisation. Pourtant, 
cet esprit positif a pu paraître tout d'abord, au re- 
gard d'un examen superficiel, se rencontrer en une 
fureur commune de destruction avec les esprits du 
type le plus opposé, avec ceux du type révolution- 
naire le plus outré. Et si Ton considère que la so- 
ciété européenne actuelle est à base essentiellement 
chrétienne, les attaques de Nietzsche contre le 
christianisme,, les plus éloquentes et les plus terri- 
bles qui aient jamais été proférées, pouvaient don- 
ner quelque crédit à cette interprétation. Nietzsche, 
d'ailleurs, n'a épargné aucune des valeurs glorifiées 
par la Société actuelle, et, pour donner à sa pensée 
une forme plus paradoxale, plus frappante et plus 
blessante, il a conservé, aux adversaires qu'il pro- 
voquait, leurs anciens noms vénérés. Ce sont les 
bons et les justes, « Brisez, brisez-moi les bons et 
lesjustes, » (i) s'écrie Zarathoustra, et, en ennemi de 
l'ordre reconnu et des choses sacrées, « Zarathous- 
tra, dit-il, ne doit pas être le berger et le chien du 
troupeau 1 Pour détourner beaucoup de gens du 
troupeau, voilà pourquoi je suis venu. Le peuple 
et le troupeau s'irritent contre moi. Zarathoustra 
veut être traité de brigand par les bergers. » 

- (i) Ainsi parlait Zarathoustra, p. 3o2. 



i58 : :he et la reforme philosophique 



On sait maintenant que ces attaques à outrance 
contre tout l'idéal contemporain ne créent entre 
Nietzsche et le révolutionnaire politique aucune 
similitude. Dès que Ton regarde aux mobiles qui 
font agir celui-ci et aux motifs qui le déterminent 
I u i -même r on s'aperçoit que l'un et Pautre ne diffèrent 
jamais autant que lorsqu'ils semblent ainsi s'unir : 
la rencontre qui les associe fait éclater un antago- 
nisme irréductible. 

L'esprit du type révolutionnaire attaque, en 
efïH, les institutions établies parce qu'il les juge 
attentatoires àrla liberté de l'individu, parce qu'elles 
enient une contrainte trop violente à son gré, 
parce qu'elles souffrent, sanctionnent et développent 
des différences trop flagrantes entre les hommes, 
parce qu'elles s'accommodent encore de l'injustice 
et de rineValiti, enfin parce qu'il juge la vie com- 
paUlik»aYci:plusdedouceur.Or,Nietzsche condamne 
ces mêmes institutions et les veut ruiner parce 
qu'elles comportent trop de laisser-aller, parce 
qu'elles tondent à niveler les hommes, à les réduire 
en une niasse amorphe où les individualités fortes 
et noliles sont confondues avec les faibles et les 
vulgaires, parce que la hiérarchie y fait défaut, 
parce que le commandement y est affaibli, parce 
que tout y est disposé de façon à entraver l'action 



LE PARTI PRIS SOCIOLOGIQUE l5$ 

des hommes capables de créer des buts à la vie et 
d'intéresser les autres hommes à ces buts ou de les 
asservir à leur conquête. L'esprit du type révolu- 
tionnaire se plaint des institutions parce qu'elles 
comportent encore des maîtres ; Nietzsche les veut 
détruire parce que l'action des maîtres ne s'y fait 
plus sentir, en sorte queremploi de moyens pareils 
traduit ici de la façon plus complète l'antagonisme 
des volontés. 

L'attitude de Nietzsche à l'égard 'du temps pré- 
sent est la conséquence d'une appréciation, d'un 
diagnostic. Selon lui, toutes les valeurs morales 
reconnues pour bonnes par la civilisation actuelle, 
esprit d'égalité, libéralisme, altruisme, renonce- 
ment chrétien, sont des valeur de décadence, pro- 
pres à abaisser la vie au-dessous d'elle-même, car 
elles sont en opposition avec les conditions ascen- 
dantes de la vie. Il conclut donc, par amour des 
formes supérieures de l'existence, à une transva- 
luation de toutes les valeurs actuelles, à la destruc- 
tion de fond en comble de tout l'idéal contemporain. 

Il en est de même, toutes les fois qu'il s'agit pour 
lui de se déclarer pour ou contre un état social 
donné : un jugement de- fait s'interpose toujours 
entre son parti pris invariable d'amoureux de la 
grandeur de la vie et l'attitude opportune qu'il lui 



l60 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

faut adopter. Cet état social renferme-lril un prin- 
cipe de commandement? Y trouve-t-on, avec une 
autorité proposant et imposant des buts à l'activité 
des hommes, des garanties de croissance pour la vie? 
Le meilleur règne-t-il? Y a-t-il des valeurs dans les 
choses? Et sitôt qu'un état social ne lui semble pas 
réunir les conditions nécessaires à la grandeur de 
la vie, cette appréciation, vraie ou fausse, le pose 
nécessairement en ennemi et en destructeur de cet 
état social. Il va donc préconiser, en vue de réa- 
liser la ruine d'un état contraire à la grandeur de 
la vie, les attitudes exactement opposées à celles 
qui fondent la grandeur de la vie : contre cet état 
de choses, il va déchaîner toutes les forces qui 
désorganisent, l'individualisme à outrance, l'esprit 
égalitaire, la passion delà liberté poussée au point 
où elle exclut la possibilité d'une discipline, par- 
dessus tout, cet esprit d'analyse qui ruine les men- 
songes sacrés et détruit la présomption de vérité dont 
se fortifie toute autorité de fait. Et si l'état social 
qu'il envisage comporte déjà tous ces principes de 
corruption, il va souhaiter les voir s'accroître, afin 
qu'il s'affaiblisse de lui-même et tombe bientôt à 
la merci d'une espèce d'hommes meilleure, capa- 
ble de pétrir cette matière amollie et de réduire 
en esclavage, pour des desseins nouveaux, cette 



LE PARTI PRIS SOCIOLOGIQUE l6l 

substance humaine décomposée. « Tout ce qui est 

d'aujourd'hui, prononce Zarathoustra, tombe et se 
décompose : qui donc voudrait le retenir? Mais 
moi, moi, je veux encore le pousser (i). » Tout le 
Zarathoustra repose sur une appréciation de dé- 
clin portée sur la vie; c'est en raison d'une telle 
appréciation que le prophète commande à ses 
compagnons : « Brisez, brisez-moi les bons et les 
justes, » les bons et les justes qui perpétuent 
ce déclin de la vie. 

On se saurait donc interpréter de la part de 
Nietzsche, comme une contradiction de sa doctrine 
autoritaire, cet appel à l'anarchisme, à l'Indivi- 
dualisme, à tous les dissolvants de l'ordre social, 
fait en vue d'un cas particulier: la destruction delà 
civilisation actuelle. Cette attitude est commandée 
logiquement par l'appréciation qu'il porte, à tort 
ou à raison, sur la valeur de cette civilisât ton, 11 
nous faut concevoir, au contraire, d'un point dé vue 
de théorie pure, que Nietzsche n'est jamais plus 
passionnément épris de la beauté et de la grandeur 
de la Vie, qu'il n'est jamais plus loin de 1 esprit 
anarchiste, que lorsqu'il se manifeste dans son 
œuvre sous l'apparence d'un génie destructeur et 

(i) p. 296. 



l62 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

nihiliste. La destruction n'est jamais pour lui que 
moyen. Celui qui brise ici les tables de valeurs des 
bons et des justes, le destructeur, le criminel, « c'est 
celui-là le créateur, » dit Zarathoustra. « Nous 
réfléchissons, est-il écrit dans le Gai Savoir, à la 
nécessité d'un ordre nouveau et aussi d'un nouvel 
esclavage; car pour tout renforcement, pour toute 
élévation du type homme, il faut une espèce d'as- 
servissement, n'est-il pas vrai? » Et Zarathoustra 
appelle de ses vœux « une nouvelle noblesse qui 
écrive de nouveau le mot noble sur de nouvelles 
tables (i) ». 



Si d'ailleurs il avait pu rester jusqu'en ces derniers 
temps quelques doutes sur le caractère positif de 
la philosophie de Nietzsche, la Volonté de Puis- 
sance, dont M. Henri Albert nous a donné en l'an- 
née i cfo3 la traduction, les eût entièrement dissipés. 
Dans ce livre où Nietzsche a systématisé l'ensem- 
ble de sa pensée, il dénonce comme un état de fait 
l'existence d'un nihilisme européen. Il en énumère 
tous les symptômes, il en analyse les causes. En 

U) p. is 7 . 



LB PARTI PRIS SOCIOLOGIQUE l63 

son essence, il le voit strictement déterminé par 
cette circonstance que le monde, tel qu'il apparaît 
aujourd'hui au regard critique, se montre incon- 
ciliable avec l'image que les hommes s'en étaient 
composée, avec l'interprétation qu'ils avaient inven- 
tée pour lui donner un sens et qui, seule, lui conférait 
à leurs yeux une valeur. Du fait de ce désaccord, 
le monde est déprécié, il semble désormais que 
tout soit « en vain », et Nietzsche pose le problème 
sous cette forme saisissante : « Voici venir la con- 
tradiction entre le monde que nous vénérons (un 
monde dont nous concevons toutes les parties liées 
entre elles, formant une unité et tendant vers un 
but) et le monde que nous sommes. Il nous reste 
soit à supprimer notre vénération, soit à nous 
supprimer nous-mêmes. Le second cas est le ni- 
hilisme (i), » Or, à cette solution du problème, 
Nietzsche oppose l'autre, celle qui consiste à nier 
le monde que nous vénérons, afin de nous conser- 
ver. C'est ici le nœud même de sa pensée et il 
apparaît bien, à la démarche décisive qu'on lui voit 
accomplir, que tout son nihilisme, à l'égard des 
valeurs métaphysiques et morales en cours, a sa 
source en un sentiment exactement opposé au nihi- 

(i) La Volonté de Puissance, I, p. 3i. 



1 6-4 ÎETZSCHB ET LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE 

Usine, en une volonté d'affirmation à tout prix de 
la vie. 

La nécessité de ruiner les anciens principes d'é- 
valuation, afin de supprimer avec eux les causes du 
nihilisme, motive et justifie la critique des valeurs 
supérieures, introduite dans le second livre de la 
Volonté de Puissance. Mais cette critique, qui fut 
déjà l'objet de toutes les œuvres antérieures, 
rf atteint absolument son but qu'avec le troisième 
livre, où Nietzsche expose le principe d'une nou- 
velle évaluation. Ce principe, on le sait, c'est le 
fait de Puissance qu'il substitue, comme critérium 
de la valeur de toutes choses, à la conception d'une 
Vérité en soi. La démonstration consiste, ainsi 
qu'on Ta fait voir, à établir qu'à l'origine de tous 
les phénomènes du monde physique, à la source de 
toutes nos croyances et de toutes nos notions, se 
rencontre un fait de cette nature, triomphe d'un 
groupe d'éléments sur les autres, fait instable et 
qui peut toujours être remis en question, mais qui, 
sitôt survenu, réalise à son profit la présomption et 
la fiction d'une Vérité en soi dont il se fortifie. A la 
suite de ces analyses, le caractère de Vérité unique 
dont se réclamait l'ancienne interprétation de l'U- 
nivers n'apparaît plus que comme un succédané du 
fait de Puissance : il n'est plus quelque chose „<Ie 



LE PARTI PRIS SOCIOLOGIQUE l65 

primordial et de supérieur à la Vie, il se révèle un 
artifice que s'invente, dans l'esprit des hommes, tout 
idéal qui vient à triompher. Le fait qu'un mode 
d'interprétation autrefois tenu pour vrai n'est plus 
applicable à la vie ne témoigne donc plus contre la 
vie, il n'atteste plus que la déchéance de l'interpré- 
tation ancienne et signifie que des forces nouvelles, 
entrant en scène, luttent en vue d'établir la supré- 
matie d'une interprétation différente. Ainsi, sur ce 
plan général de la pensée de Nietzsche dressé par 
lui-même, la critique de l'idée d'une vérité en soi, 
en quoi consiste toute la réforme philosophique, 
se montre bien ce que Ton vient de dire qu'elle 
est : non le but principal et direct poursuivi par 
Nietzsche,- mais un détour et un moyen en vue 
d'atteindre son véritable but, à savoir : combattre 
le nihilisme, rendre à la vie menacée dans sa soli- 
dité et dans sa croissance par l'affaissement des sou- 
tiens sur lesquels elle repose, les conditions de sa 
grandeur. 

L'idée maîtresse de ce dernier livre, où l'essence 
la plus intime de sa pensée se reflète, c'est celle-ci 
par laquelle, à une époque où s'effondrent les 
anciennes croyances, il échappe au nihilisme • 
aucune interprétation imaginée par l'esprit, vient- 
il dire, ne constitue une mesure absolue applicable 



lG6 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

à la vie ; toute interprétation est au contraire une 
invention de la vie qui a le pouvoir d'en créer 
d'autres, qui ne tient son prix que d'elle-même et 
n'esl évaluable, en chaque phénomène où elle se 
manifeste, que par le degré de sa propre inten- 
sité- 

Une autre remarque sera de nature encore à 
faire entièrement comprendre l'attitude de Nietzs- 
che à Tégard des valeurs en cours. En tout idéal 
social, Nietzsche voit une chose vivante, qui a un 
commencement, une maturité et un déclin. Épris 
des périodes de maturité et de force, il souhaite 
accélérer les périodes de déclin : il voudrait favo- 
ri sur, exagérer la décomposition qui s'y manifeste, 
afin que plus vite les hautes périodes reviennent, 
car un retour en arrière est selon lui impossible. 
C'est dans ce sens qu'il dit à « l'oreille des conser- 
vateurs » dans le Crépuscule des Idoles : « Il faut s'a- 
vancer pas à pas plus avant dans la décadence, c'est 
la ma définition du progrès moderne (i). » C'est 
vers la môme époque que Nietzsche formulait, en 
d'autres termes, dans la Volonté de Puissance , 
celte appréciation identique : « Ce sont les prin- 
cipes de désorganisation qui, aujourd'hui, donnent 



LE PARTI PRIS SOCIOLOGIQUE 167 

le ton à notre époque (i). » Et il prend son parti 
comme d'une fatalité inéluctable de cet abais- 
sement de la vie- au-dessous d'elle-même, condi- 
tion d'une nouvelle phase de grandeur. La morale 
du grand nombre aujourd'hui triomphante doit 
porter toutes ses conséquences; il faut qu'elle at- 
teigne son idéal, à savoir, que vienne un moment 
« où personne n'ait plus rien à craindre »,à savoir, 
que les conditions de la vie soient si douces que 
les plus faibles puissent vivre sans peine. L'homme 
sera alors devenu à ce point incapable d'un effort, 
qu'il sera à la merci des êtres d'exception, des 
nouveaux maîtres qui surgiront du milieu du trou- 
peau et trouveront, dans la multitude, un instru- 
ment docile pour réaliser les fins dont ils seront 
les inventeurs. « Le nivellement de l'homme euro- 
péen est le grand processus que l'on ne saurait 
entraver : on devrait encore l'accélérer (2). » 

De ce point de vue qui lui permet d'entrevoir un 
nouveau triomphe d'une race de maîtres, Nietzs- 
che précise son attitude à l'égard du christianisme, 
considéré comme expression et comme moyen de 
toute domestication du type humain. « J'ai déclaré 
la guerre, dit-il, à l'idéal anémique du christia- 

(1) La Volonté de Puissance, I, 90. 
(a) La Volonté de Puissance, II, 192. 



l68 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

nisme (ainsi qu'à ce qui le touche de v près) non 
point avec l'intention de l'anéantir, mais seulement 
pour mettre fin à sa tyrannie et déblayer le terrain 
en vue d'un nouvel idéal, d'un idéal plus robuste. 
La continuation de l'idéal chrétien fait partie des 
choses les plus désirables qu'il y ait i). » Mais 
loin qu'elle implique un recul en deçà des posi- 
tions qu'il a prises sur le terrain sociologique, cette 
appréciation de Nietzsche accentue son parti pris, 
ainsi qu'il apparaît aux deux motifs qui lui font 
désirer la persistance du christianisme: «nécessité 
pour la croissance de l'idéal contraire d'avoir à 
combattre un adversaire vigoureux; nécessité de 
la conservation des faibles, parce qu'il faut qu'une 
quantité énorme de petit travail soit faite (2). » 
Dans les deux cas, le phénomène chrétien n'est 
évalué et n'est pris en considération que dans son 
rapport d'utilité à l'égard du phénomène aristo- 
cratique. 



11 ne faudrait pas toutefois que l'on fût tenté, 
parce que les vues sociologiques de Nietzsche ne 

f tj La Volonté de Puissance, II, 217. 
[2) La Volonté de Puissance, II, 210. 






LE PARTI PHI 8 SOCIOLOGIQUE l6g 

peuvent être interprétées que dans un sens stricte- 
ment autoritaire et hiérarchique, de les compter 
comme. un appoint en faveur d'une doctrine con- 
servatrice au sens politique du mot. Nietzsche est 
aussi éloigné de l'esprit du type conservateur qu'il 
Test de l'esprit du type anarchiste. Si le premier 
est utilisable au point de vue nietzschéen aux épo- 
ques où le meilleur règne, aux époques où les 
valeurs supérieures sont des valeurs de maîtres et 
savent commander la foi, son rôle est nécessaire- 
ment funeste aux époques où les valeurs vénérées 
sont en réalité des causes d'abaissement pour la vie. 
Or, si T.on s'en réfère à l'appréciation portée par 
le philosophe de la Volonté de puissance sur le 
temps présent, il apparaît que le conservateur po- 
litique, s'évertuantà prolonger la durée d'un état 
contraire à la croissance de la vie, à ralentir le 
processus de décomposition que Nietzsche voudrait 
accélérer, ne pourrait être considéré par celui-ci 
comme un allié. A le prendre en soi, le conserva- 
teur politique présenté, au regard de la conception 
nietzschéenne, ce caractère absurde qu'il fait cause 
commune, dans l'Europe entière, avec les diverses 
religions du type chrétien en sorte qu'il prétend 
défendre et conserver ce qui reste dans les choses 
d'autorité, de hiérarchie, d'aristocratie, avec le 



i^ NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

principe même qui implique la suppression de 
toutes ces choses et agit contre elles à la façon 
d'un poison spécifique. 

Il existe, en effet, un lien indissoluble entre les 
deux idées christianisme, égalité. Si le catholi- 
cisme, héritier de la culture et de la civilisation 
romaines, réussit durant quelques siècles à séparer 
ces deux idées, et à faire tenir entre elles la con- 
ception d'une hiérarchie, si l'esprit féodal, héritier 
d'une é valuation aristocratique, née dans les milieux 
barbares, indemne du fait de son origine de toute 
influence philosophique ou chrétienne, favorisa, et 
méuic détermina cette action anti-chrétienne du 
catholicisme qui triompha avec la Renaissance, le 
Christianisme fit bientôt retour à ses origines avec la 
Réforme, avec les différentes formes du protestan- 
tisme, avec le mouvement rationaliste et démocra- 
tique, et, le lien, un instant relâché, entre les idées 
christianisme, égalité, se resserra avec plus de 
force. Le catholicisme même est aujourd'hui tout 
pénétré de rationalisme et l'élément chrétien y est 
devenu prépondérant. C'est pourquoi, en se récla- 
mant des différentes religions qui aujourd'hui 
régnent eu Europe, l'esprit du type conservateur 
s'appuie sur un principe dont c'est la fatalité d'être 
destructeur de toute hiérarchie. 



LE PARTI PUIS SOCIOLOGIQUE 171 

Il n'y a donc au regard de Nietzsche aucune 
différence de nature entre les idées qui inspirent 
actuellement les dirigeants et celles qui suscitent 
les révoltés, Les unes ont engendré et engendrent 
les autres. Elles ne sont que les différents états d'un 
même principe, à des degrés divers de sa matu- 
rité, et, si elles se heurtent dans la pratique, c'est 
parce que le problème social comporte des oppo- 
sitions d'intérêts par où, en dehors de toute logique, 
des interprétations différentes d'une même idée 
deviennent possibles. 



VI 



Ainsi la conception de Nietzsche dépasse toutes 
les catégories de la politique et ne supporte pas 
d'applications à ce domaine. Elle s'applique, au 
contraire, très directement à la sociologie en tant 
que celle-ci, traitant de la collectivité humaine, 
repose sur la psychologie, et, par-dessous, sur la 
physiologie des éléments individuels qui composent 
cette collectivité. Elle institue, en effet, une dis- 
tinction fondamentale entre deux espèces dont 
l'antagonisme, et le concours aussi, décident du 



I72 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

destin ^t de la forme des civilisations, celle des 
êtres qu'anime une aspiration vers la grandeur et 
qui sont représentés par l'élite., celle des êtres qui 
aspirent au bien-être et qui composent le grand 
nombre. Selon que Tune ou l'autre de ces deux 
espèces domine, l'évolution humaine,et sans doute 
aussi la puissance intrinsèque de l'humanité, se 
modifient et présentent,enmême temps qu'un spec- 
tacle différent, des conditions différentes de solidité 
et de durée. 

Ou a dit que les préférences de Nietzsche étaient 
toutes en faveur du règne des élites. Or, en faveur 
de cette préférence, on peut invoquer une considé- 
ration très forte. Sans les élites, il semble que l'hu- 
manité ne se serait jamais élevée au-dessus du stade 
le plus bas, qu'elle n'eût pas même réalisé cet état 
de bien-être dans lequel ceux du grand nombre 
situent le bonheur. Toute forme nouvelle du bien- 
être est en effet la suite d'une invention, suppose 
un geste qui innove. Or l'être qui situe le bonheur 
dans le bien-être est impuissant à accomplir ce 
geste : il est rivé à l'acte qui a déjà été accompli, 
à Pacte qui est une répétition, qui, pour ce motif, 
réclame un moindre effort et, de ce fait, est tenu 
pour l'acte agréable par celui qui appartient à la 
catégorie du grand nombre. Celui-ci est donc im- 



LE PARTI PRIS SOCIOLOGIQUE 1^3 

puissant à se conquérir lui-même son bien-être. 
Il faut qu'il le tienne de l'être d'exception, qui, 
plaçant son bonheur non plus dans le bien-être, mais 
dans le sentiment de l'augmentation de puissance 
et de la résistance surmontée, est seul capable 
d'accomplir l'acte douloureux, l'acte nouveau. A 
l'exemple ou spus le joug de l'élite, le troupeau 
s'élève-t-il à l'exécution de cet acte nouveau, cet 
acte est-il devenu pour lui l'acte facile à accomplir, 
et, au nom de cette pratique, il va désormais s'op- 
poser au changement que médite déjà l'impatience 
de Félite. 

Le principe aristocratique dans la vie est donc pro- 
prement le levain de l'évolution et, si Ton constate 
que la vie humaine est une chose qui se transforme, 
qui, en réalité, se meut, il faut conclure à la pré- 
sence et à l'action constante de ce levain, soulevant 
la masse qui résiste, vers des formes nouvelles et 
plus élevées de l'activité. Il faut donc accepter ceci : 
nécessité de l'influence des aristocraties pour que la 
vie atteigne même à ce bien-être dont la foule est 
avide, en fait, action certaine de cette influence puis- 
que la vie nous montre une évolution historique, 
puisqu'elle ne se présente pas sous l'aspect d'un 
éternel statu quo. La vie sociale, selon la grande 
conception de M. Tarde, n'est qu'invention et répé- 



174 NIETZSCHE ET LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE 

tition. Or l'invention, en même temps qu'elle est 
le principe aristocratique de la vie, en est aussi le 
principe créateur et fondamental: on n'imagine 
point qu'une répétition soit possible sans une inven- 
tion préalable. 

Ainsi semble-t-il qu'il faille reconnaître avec 
Nietzsche l'importance majeure du principe aris- 
tocratique pour la vie. Il reste à se demander, 
pourtant, si l'existence de cette masse pesante que 
l'élite humaine parvient à déplacer au prix d'un 
constant effort, et au risque d'être souvent broyée 
sous elle, ne tient pas elle aussi un rôle indispen- 
sable dans le jeu de cette évolution que les êtres 
d'exception dirigent. 

L'élite est le principe du changement, la masse 
est le principe de l'immobilité, de la stabilité, le 
principe conservateur, au sens vrai du mot. Mais il 
est impossible de concevoir un changement qui ne 
s'exercerait pas sur un état antérieur, c'est-à-dire 
sur un état en quelque sorte matérialisé dans la 
durée, tenant sa réalité du fait qu'il a persisté, qu'il 
s'est répété semblable à lui-même, et ce fait de 
répétition qui assure la réalité du changement nou- 
veau, il est le fait de la masse, de la masse pesante 
et populaire. Sous ce jour, il faut donc reconnaî- 
tre à ce principe d'arrêt un rôle essentiel, comme 



*W 



LE PARTI PRIS SOCIOLOGIQUE 175 

celui del'élite. Sans son intervention, aucune réalité 
sociale ne pourrait se former. Dans un livre précé- 
dent, on montrait le réel comme le résultat d'un con- 
flit entre deux principes opposés : « Ce qui dure, di- 
sait-on, est seul perceptible, il n'y a pas de connais- 
sance de ce qui serait absolument instable et éphé- 
mère. Par contre, l'immobile, ce qui, sous la con- 
trainte d'une vérité trop forte, d'un pouvoir d'arrêt 
excessif, vient à se figer dans la durée, hors de tout 
changement possible, tombe au-dessous de la con- 
science, dans l'automatisme (i). » Cette genèse du 
réel où intervient le jeu des contraires s'applique 
à la réalité sociale. Pour que la vertu des élites 
prenne forme sociale et s'inscrive dans le texte de 
l'histoire humaine, il faut que cette vertu soit répé- 
tée selon d'innombrables exemplaires par la foule, 
il faut qu'elle devienne la propriété de la foule, et, 
qu'au nom de cette vertu la foule s'oppose aux ver- 
tus nouvelles inventées par l'élite. L'élite des pre- 
miers âges a enseigné au grand nombre le jeu de 
ses activités les plus immédiates; une élite nouvelle, 
au-dessus d'un niveau déjà surélevé, a donné à la 
foule le spectacle du luxe et du raffinement, puis 



(i) Le Bovarysme, éd. du Mercure de France, p.3o4. 



I76 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

en dernière instance a inventé les formes supérieu- 
res de l'activité mentale. Mais la foule en est encore 
à vouloir conquérir ce luxe, et ce confort dont 
l'élite lui a donné le spectacle : son effort, appli- 
qué vers ce but, paralyse l'effort de l'élite en vue 
de développer le besoin mental. En même temps 
toutefois, et parles progrès de la foule vers le bien- 
être, on peut supputer que s'élargit le champ où se 
pourra recruter une élite nouvelle. 

Ainsi la tendance aristocratique est un élément 
essentiel de la réalité sociale. On vient de montrer 
qu'elle ne compose pas, toutefois à elle seule, cette 
réalité tout entièreet qu'elle n'est viable qu'à la con- 
dition d'être limitée par la tendance contraire. Dans 
une leçon professée à l'école des hautes études socia- 
les et reproduite récemment, M. Henri Lichtenber- 
ger,à la suite d'un très substantiel exposéde la doc- 
trine de Nietzsche, considérée sous le jour de ses 
conséquences sociales, aboutit à des conclusions 
voisines. L'antagonisme naturel qu'il relève entre 
l'élite et le troupeau crée à son sens un lien de soli- 
darité entre les deux adversaires : « Le triomphe 
exclusif de l'un ou de l'autre serait, dit-il,un désas- 
tre pour le genre humain. Sans l'aristocratie des 
puissants, des créateurs de valeurs, l'existence serait 
sans but; sans le troupeau fortement organisé des 



LE PARTI PRIS SOCIOLOGIQUE 1 77 

médiocres, le genre humain s'éteindrait rapide- 
ment (i).» 

Il résulte de ces constatations que la philosophie 
de Nietzsche offre au point de vue sociologique un 
intérêt d'opportunité. Représentative, avec une 
valeur typique exceptionnelle, de l'élément aristo- 
cratique dans la vie sociale, elle devrait être invo- 
quée par les esprits réfléchis lorsque la société est 
menacée d'une prépondérance trop grande de l'au- 
tre élément; elle devrait être écartée et mise en 
réserve lorsque les valeurs aristocratiques ont pris 
un tel empire qu'elles menacent, par leur exagé- 
ration, de compromettre la sûreté de la vie, que, 
développant à l'excès les facultés les plus hautes, 
elles compromettent l'existence de ces facultés mê- 
mes en tarissant la sève des facultés plus humbles 
qui les supportent. 

Mais est-il des esprits assez sages pour apprécier 
sainement une telle opportunité? Est-il possible de 
faire un tel usage raisonné et appliqué de ces vues 
théoriques ? Intéressantes au plus haut point pour 
déterminer dans le passé la signification des faits 
sociaux, pour en saisir l'intrigue et s'en composer 
un spectacle, permettront-elles de décider, ta des 
circonstances particulières, en un temps donné, de 

( i)E Indes sur la philosophie morale auXIX* siècle. -» Àlcaa, p > aôfl* 



rw 



I78 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

l'attitude qu'il est raisonnable d'adopter? permet- 
tront-elles de distinguer dans quel plateau de la 
balance il faut, pour réaliser un heureux équili- 
bre, jeter le poids de ses actes et de sa volonté? On 
ne le pense pas. II n'est pas d'appréciation entiè- 
rement objective sur la valeur d'une époque, sur la 
solidité des croyances qui s'y manifestent ou s'y 
cachent dans les consciences; il n'en est pas non 
plus "sur la proportion précise où doivent se combi- 
ner, dans le mélange social, le principe aristocrati- 
que et le principe populaire. En de telles apprécia- 
tions, il faudra toujours qu'il entre une préférence 
naturelle, un goût, un parti pris, quelque chose 
d'indécomposable à l'analyse et sur quoi le raison- 
nement puisse, en fin de compte, se fonder pour 
conclure, pour engendrer une croyance et fixer un 
but. A vrai dire le souci de recevoir cette croyance 
et ce but du seul mécanisme d'un raisonnement 
abstrait ne dénonce pas autre chose que l'impuis- 
sance de prendre parti, d'agir et de vivre, et le dé- 
veloppement des facultés critiques au détriment 
des facultés spontanées. Ceux qui sont dominés par 
ce souci exclusif ne comptent guère pour la vie, et 
s'ils sont parfaits en leur genre, ils s'abstiennent 
bientôt de prendre part aux actes. Aux autres le 
pouvoir d'apprécier ne fait jamais défaut, c'est-à- 



LE PARTI-PRIS SOCIOLOGIQUE 179 

dire le pouvoir d'être partial, qui n'est point diffé- 
rent du fait d'être vivant. 

Il faut maintenir, afin de respecter le parfait in- 
tellectualisme qui dominel'œuvre de Nietzsche, que 
sur ce terrain mouvant de la sociologie, et malgré la 
violence avec laquelle il a pu affirmer et réduire 
en des jugements les préférences de son tempéra- 
ment, ces jugements ne se targuent pas d'une ori- 
gine rationnelle. Une part d'instinct, de volonté, 
de désir entre en eux, un fait de partialité, base 
illogique et résistante sur laquelle seule la logique 
peut asseoir la pesanteur des syllogismes et dres- 
ser les flèches de la dialectique. Avec un même 
souci d'intellectualisme, c'estaussiàun pareil instinct 
illogique qu'il faudra faire appel, pour décider pour 
ou contre cet ensemble de désirs et de tendances 
que Nietzsche a formulés avec une rare puissance, 
pour prendre parti en faveur ou à l'encontre d'une 
conception de la vie qu'il a rendue attrayante de 
toute la séduction et de toute la force de son génie. 



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•- î: 77WF- 



SCHOPENHAUER ET NIETZSCHE 



SCHOPENHAUER ET NIETZSCHE 



I . Analogie entre la philosophie de Schopenhauer et celle de 
Nietzsche. Leur point de divergence. — IL Substitution par 
Nietzsche, comme critérium de la valeur, de l'idée de puis- 
sance à l'idée de vérité : conciliation possible, sous le jour de 
cette conception, des deux partis pris opposés de Schopen- 
hauer et de Nietzsche. — III. Examen et conciliation du 
double parti pris moral. — IV. Examen et conciliation de la 
double hypothèse métaphysique. 

La philosophie de Schopenhauer et celle de Nietz^ 
sche forment deux systèmes de pensées qui, au 
regard de beaucoup d'esprits, semblent tout d'abord 
s'exclure. C'est pourtant parmi ceux qui naguère 
s'éprirent de la doctrine de Schopenhauer que se 
rencontrent, le plus souvent, ceux-là mêmes qui 
accueillent celle de Nietzsche avec l'intelligence la 
plus entière de son contenu. Il en résulte quelque- 
fois pour eux un malaise : comment concilier ces 
deux manières de voir qui successivement furent 
également sincères? Ont-ils changé? Doivent-ils 
renier leurs raisonnements passés pour faire place 



l84 NIETZSCHE ET LA RÇFORME PHILOSOPHIQUE 

à ceux qui les séduisent maintenant, ou bien leur 
faut-il, en considération de leurs opinions d'antan, 
fermer l'oreille aux suggestions d'un conseil nou- 
veau ? 

On va tenter de faire voir que les deux doctrines 
ne s'excluent qu'en apparence, qu'en réalité elles 
s'impliquent. Cette thèse ne pourra surprendre, à 
vrai dire, que ceux-là seuls à qui la philosophie de 
Nietzsche n'est pas entièrement connue : car c'est 
au moyen de l'idée la plus importante de cette phi- 
losophie que cette conciliation va se montrer réali- 
sable. Ainsi cette entreprise permettra du moins 
d'exposer et de montrer à l'œuvre ridée maîtresse 
du philosophe. Elle aura aussi pour conséquence 
de rendre manifeste l'accord de Nietzsche avec lui- 
même. Nietzsche,en effet, fut initiéà la viede l'esprit 
par le théoricien du Monde comme volonté et comme 
représentation, et, durant les premières années de 
sa carrière méditative, il s'inspira de ses concep- 
tions sur l'Univers. Concilier Schopenhauer avec 
Nietzsche sera donc bien aussi concilier Nietzsche 
avec lui-même. Œuvre utile, si Ton considère 
que nombre de critiques se sont crus dispensés 
d'approfondir une pensée aussi forte, sous le 
prétexte qu'il était impossible d'en accorder entre 
elles les différentes parties. Nietzsche peut donner 



s 



SGHOPENHAUER ET NIETZSCHE l85 

parfois l'impression delà contradiction par la fougue 
et la sincérité de son génie : il n'est en effet jamais 
arrêté dans le développement d'une idée par la 
crainte qu'elle puisse être incompatible avec d'autres 
précédemment émises, et il lui arrive de donner, 
sans ménagement, à l'idée nouvelle, la traduction 
la plus propre à outrer un antagonisme apparent : 
mais c'est par là que chacune de ses pensées con- 
serve toute sa portée et reçoit son développement 
intégral, c'est par là, aussi, que nous sommes 
assurés, si deux fragments aussi disparates viennent 
à se montrer des dépendances d'un même ensem- 
ble, qu'ils n'ont pu être ainsi réunis que par quel- 
que principe d'explication essentiel. 

Au cours des clairvoyantes analyses qui compo- 
sent sa Psychologie de V invention (i), M.Paulhan 
a montré comment une idée nouvelle, venant à sur- 
gir des centres obscurs où la pensée s'élabore dans 
le champ lumineux de la conscience, peut avoir 
pour effet de joindre entre eux, les embrassant 
l'un et l'autre, deux développements qui s'étaient 
jusque-là formés isolément et qui semblaient même 
parfois s'exclure. Il semble alors qu'un ordon- 
nateur secret ait dressé par avance un plan géné- 

(i) Paulhan, la Psychologie de V invention. Alcan. 



l86 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

rai de travail et de recherche, tandis qu'initiés 
seulement au but de leur tâche particulière, les ma- 
nœuvres qu'il employa accomplissaient des labeurs 
divers dont la convergence ne devait apparaître 
que l'œuvre totale une fois achevée. Et Ton peut 
interpréter le phénomène par l'hypothèse d'une sen- 
sibilité maîtresse présidant,dans les régions du sub- 
conscient, aux démarches les plus contradictoires 
en apparence delà raison qui se motive, et contrai- 
gnant parfois à se concerter en quelque accord fon- 
damental toutes les dissonances de la dialectique. 
L'action d'une telle sensibilité est despotique chez 
Nietzsche ; elle possède un pouvoir de coordination 
auquel il est permis de se fier et qui garantit l'unité 
de l'œuvre dans ses parties essentielles. « C'est 
faute de pénétration que nous concilions si peu de 
chose, » a dit Vauvenargues en ses Pensées et il a 
formulé cette règle de probité en matière critique : 
« Pour décider qu'un auteur se contredit, il faut 
qu'il soit impossible de le concilier. » Il semble que 
cet avertissement doit imposer une réserve particu- 
lière lorsqu'il s'agit d'apprécier une œuvre dont l'au- 
teur a donné les preuves d'un incontestable génie. 



SCHOPENHAUER ET NIETZSCHE 187 



I 



Avant de rechercher comment les divergences 
que Ton observe entre la philosophie de Nietzche 
et celle de Schopenhauer peuvent être conciliées, il 
convient toutefois de mettre d'abord en évidence 
ce qu'il y a entre elles de commun. Cette part com- 
mune est considérable et suffit à établir une 
parenté étroite entre ces deux grands esprits. Elle 
n'a pas d'ailleurs été méconnue par ceux qui se sont 
enquis aux sources même de Tune et l'autre pen- 
sée. M. Lichtenberger, dans son petit livre d'initia- 
tion aux idées de Nietzsche en France (i), a noté 
comme il convenait ces traits de ressemblance et, 
dans une analyse très consciencieuse des conceptions 
majeures du philosophe de la Volonté de Puis- 
sance (2), M. Vaihinger, d'autre part, a relevé très 
heureusement ces analogies essentielles. 

De ces points communs, le plus fondamental 
c'est que Schopenhauer et Nietzsche tiennent la 
volonté pour le tout du monde. « Volonté de vi- 
vre », dit Schopenhauer; « Volonté de puissance», 

(1) Henri Lichtenberger, la Philosophie de Nietzsche, Atcnn. 
(a) H. Vaihinger, Bibliothèque du Congrès international de 
philosophie, Armand Coliin. 



1 



l88 NIETZSCHE ET LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE 

rectifie Nietzsche, telle est l'essence du monde phé- 
noménal, où il n'y a place pour aucune autre inter- 
vention. 

Cette. conception commune en entraîne nécessai- 
rement une seconde : les deux philosophes n'accor- 
dent à l'intelligence qu'un rôle subalterne. La 
volonté, objectivée dans l'organisme, est, selon 
Schopenhauer, « l'élément primaire et substantiel; 
l'intellect, au contraire, est l'élément secondaire 
greffé sur le premier; ce n'est même que l'instru- 
ment de la volonté, instrument plus ou moins 
compliqué selon les exigences de ce service (i) ». 
Parallèlement, Zarathoustra prononce : « Le corps 
créateur se créa l'esprit comme une main de sa 
volonté (2), » et il enseigne que le corps, avec ses 
instincts et ses fatalités, où se manifeste la volonté 
de puissance, est « un grand système de raison » 
auquel il oppose « la petite raison » de l'homme, 
c'est-à-dire l'intelligence qui, sur les injonctions 
de la volonté, invente ce décor de motifs par où les 
actes prennent un aspect humain. 

De cette conception de la volonté comme le tout 
du monde, on peut déduire encore une commune 

{1} St'ÏMtJeahauer, le Monde comme volonté et comme représen- 
tai ion, Xknn, III, p. 16. 

\ ■>) IV Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra. Société du Mer- 
curiî ik France, p. 47* 



SCHOPENHAUER. ET NIETZSCHE 189 

1 

nécessité logique, pour Schopenhauer et pour Nietzs- 
che, d'exclure de l'idée qu'ils se forment de l'uni- 
vers toute représentation dualiste. L'activité qui 
s'exerce dans le monde ne reçoit pas sa loi d'un 
principe différent d'elle-même. Elle l'invente et se 
la donne au cours de son évolution. L'acte précède 
le décret et le fonde, le geste dessine les formes 
de la loi. Il n'y a pas place pour l'idée Dieu dans 
une semblable conception de l'être, et Schopen- 
hauer aussi bien que Nietzsche l'en ont exclue avec 
soin. En opposition avec tout système dualiste, 
leur conception de l'Univers est expressément 
moniste. 

Enfin, la position de Schopenhauer et celle de 
Nietzsche à l'égard du fait moral sont identiques. 
Ils nient l'un et l'autre son existence, ils repous- 
sent, avec un commun dédain, l'hypothèse d'un 
libre arbitre et considèrent le monde sous l'angle 
d'un fatalisme absolu. « A tout moment donné, 
dit Schopenhauer, l'ensemble de l'état des choses 
est déterminé strictement et sans retour par l'état 
immédiatement antérieur... la conduite des hom- 
mes ne peut faire exception à la règle (i). » « L'in- 
dividu, dit Nietzsche, faite partie de la fatalité, il 

(1) Schopenhauer, le Monde comme volonté et comme représen 
tation, III, p. i33. 



IQO NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

est une loi de plus, une nécessité de plus pour 
tout ce qui est à venir. Lui dire : « Change ta 
nature » ce serait souhaiter une transformation du 
tout, même une transformation en arrière (i) » et 
il constate encore : « Je suis arrivé à la conclusion 
qu'il n'y a pas du tout de faits moraux (2) ». Enfin, 
Schopenhauer marque le caractère de sa doctrine, 
et aussi de celle de Nietzsche, lorsqu'il formule : 
« A mon sens, jamais la philosophie ne sort 
de la théorie : son essence, c'est de garder en face 
de tout objet qui s'offre à elle le rôle du simple spec- 
tateur, du chercheur : donner des préceptes n'est 
pas son fait (3). » Il s'agit donc ici d'un pur intel- 
lectualisme et ce trait commun, résumant les pré- 
cédents — fatalisme, amoralisme — achève de 
classer Schopenhauer et Nietzsche dans une même 
et étroite famille d'esprits. 

Voici entre les deux philosophes un dernier point 
de contact : tous deux reconnaissent l'existence 
dans le monde du mal et de la douleur ; mais aus- 
sitôt cesse leur accord, et, à la suite de cette cons- 
tation faite en commun, leur sensibilité témoigne 
de réactions toutes différentes et leur impose des 

( 1) Le Crépuscule des Idoles, Société du Mercure de France, p. i4a. 
(9) Le Crépuscule des Idoles, Société du Mercure de France, p. i4*=». 
(3) Lejlonde comme volonté et comme représentation, IJp. a83. 



SCHOPENHAUER ET NIETZSCHE [Ç)I 

déductions entièrement contraires. « En faii^ dit 
Schopenhauer, on ne peut assigner d'autre but à 
notre existence que celui de nous apprendre qu'il 
vaudrait mieux pour nous ne pas exister (i) » 
et il prononce un verdict de condamnation contre 
la vie. Dans une lettre écrite à M me Baumgarten : 
« Je veux avoir, dit Nietzsche, autant de peine 
qu'en peut avoir un homme quel qu'il soit : ce n'est 
que sous cette pression que j'acquiers la bonne 
conscience qu'il faut pour posséder quelque chose 
que peu d'hommes ont ou ont eu : des ailes pour 
parler en symbole. » Et cette confidence noua 
révèle le rôle assigné par Nietzsche à la douleur : 
il la tient pour un moyen de grandeur. Dès lurs, 
pourquoi condamner la vie à cause de la douleur, 
s'il est possible à l'homme de se construire avec 
elle un degré vers une réalisation plus haute Je 
lui-même? 



II 



Voici donc le carrefour où les deux philosophes, 
qui jusqu'ici ont fait route ensemble, se séparent 
et suivent deux directions opposées. Mis aux prises 

(i) JLe Monde comme volonté et comme représentation, II, 11.417. 



I92 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

tous deux avec le fait de la douleur,, l'un conclut à 
nier la vie, Pautre à l'affirmer.Ce contraste creuse- 
t-il donc entre les deux philosophies un abîme? Ces 
conclusions opposées sont-elles inconciliables? Si 
Ton a pénétré la conception maîtresse qui com- 
mande l'œuvre entière de Nietzsche il faut répon- 
dre non ; il faut penser au contraire que ces deux 
conceptions adverses forment les deux arcs brisés 
de l'ogive qui, s'opposant, s'étaient mutuellement, 
tandis qu'ils reçoivent une signification supérieure 
de la figure qu'ils composent parleur conflit. Cette 
idée maîtresse de la philosophie de Nietzsche vers 
laquelle le dirigent toutes les pentes de son génie et 
toutes les analyses de sa dialectique, c'est, ainsi 
qu'on l'a exposé, la substitution, comme critérium 
philosophique , de l'idée depuissance à l'idée de vérité. 



Toutes les démarches de la philosophie ancienne 
supposent qu'il existe un monde de l'être, un monde 
objectif, un monde des choses en soi ; elles suppo- 
sent que le monde du devenir, le nôtre, aspire à 
s'identifier avec ce monde de l'être et qu'il a, par 
conséquent, un but. Il y a donc aussi des règles 
fixes et précises, auxquelles les activités en voie de 



SCHOPENHAUER ET NIETZSCHE Jq3 

devenir doivent se conformer pour atteindre ce but. 
Posséder ces règles, connaître le chemin vers le 
but, voici la vérité. L'objet unique de l'ancienne 
philosophie fut de rechercher cette vérité. L'ayant 
découverte, etchaque philosophe pensa l'avoir trou- 
vée, on évaluait toutes les choses au moyen de ce 
mètre. Or,Nietzsche récuse la valeur de ce principe 
d'évaluation. La Vérité, au sens ancien, dit-il, est 
une propriété du monde de l'être. Or, il n'y a pas 
de monde de l'être, il n'y a rien en dehors du 
devenir. « Si le monde avait un but, il faudrait que 
ce but fût atteint (i). » Il n'existe donc plus de 
chemin faisant aboutir le monde du devenir au 
monde de l'être; il n'existe plus de critérium sitin' 
en dehors du monde du devenir et qui permette de 
l'apprécier; il n'y a plus de vérité. 

Toutefois, nier la vérité ce n'est que la première 
étape accomplie par l'esprit philosophique de 
Nietzsche et ce n'est pas la plus significative. À 
vrai dire, la science qui se proposait pour objet ta 
recherche de la vérité a déjà fait office de se sup- 
primer elle-même ; pratiquée au cours des siècles 
par des esprits supérieurs, elle s'est discréditée p;«r 
le fait seul de la contradiction des systèmes, et u 

(i) La Volonté de Puissance, 11, p. 181. 






94 NIBTZ8CBR ET LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE 

abouti à confesser, avec la critique kantienne, ses 
antinomies. La grande originalité de Nietzsche ne 
consiste donc pas à avoir inventé, d'un point de vue 
logique, des arguments nouveaux pour détruire 
l'idée de vérité et fortifier le scepticisme; elle con- 
siste à avoir proposé, à la place de l'ancien mode 
d'évaluation, un mode nouveau. L'idée de vérité 
passait pour le seul mètre possible des choses : elle 
se prévalait, du fait de cette croyance, d'un carac- 
tère d'utilité exclusif. Aussi les arguments dialec- 
tiques quila montraientillusoireouencontradiction 
avec elle-même n'avaient-ils paslepouvoirdela rui- 
ner ; car les hommes croient contre toute évidence 
à ce qu'il leur est utile de croire; c'est l'utilité, et non 
la raison, qui commande la foi. Mais en montrant 
que le mètre vérité n'était pas le seul qui permît de 
mesurer les choses, en proposant un autre mètre 
qui répondait au même besoin de l'esprit, Nietzs- 
che a opposé, à ce poids de l'utilité qui militait en 
faveur du critérium ancien, un contre-poids de 
même nature. Il a ainsi rendu à la balance du juge- 
ment humain sa sensibilité, et, à l'argumentation 
logique qui ruinait la croyance ancienne, son pou- 
voir de persuasion. 

Nietzsche a fait davantage, car s'il a destitué la 
vérité de la fonction supérieure qu'elle occupait dans 



SCHOPENHAUER ET NIETZSCHE 195 

l'esprit des hommes, il a montré qu'elle trouvait un 
emploi subalterne dans les cadres d'une évaluation 
faite du pointde vuede la puissance. lia fait toucher 
les éléments réels qui, déformés dans l'imagination 
humaine, avaient fait croire à l'existence de la 
vérité ancienne. Or, à des esprits hallucinés, et qui 
ont vu des fantômes, ce n'est pas assez d'affirmer 
qu'il n'en peut exister, mais il faut leur montrer 
encore de quel rayon de lune, de quels lambeaux 
flottants fut composée l'apparition qui les dupa. 

Sous quelque aspect que Ton considère les phé- 
nomènes, on n'y observe, selon Nietzsche, que des 
faits de puissance et des rapports de puissance. La 
vie est, dans le monde inorganique, une lutte per- 
pétuelle pour la puissance ; constamment se font 
et se défont des centres de forces. « Non seulement, 
dit le philosophe, constance de l'énergie, mais maxi- 
mum d'économie dans la consommation : de sorte 
que le désir de devenir plus fort dans chaque cen- 
tre de force est la seule réalité (i). » « Le degré de 
résistance et le degré de prépondérance, c'est de 
cela, dit-il encore, qu'il s'agit dans tout ce qui 
arrive (2). » Un tel point de vue paraît inattaqua- 
ble dans le monde physique. Que les divers corps 

(1) La Volonté de Puissance, II, p. 71. 
(a) La Volonté de Paissance, II, p. 69. 



I96 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

de la nature se repoussent, se combinent, se trans- 
forment, s'associent entre pareils et, formant ainsi 
des centres de forces plus considérables, « conspi- 
rent ensemble pour conquérir la puissance », c'est 
toujours de puissance qu'il est ici question et les 
vérités scientifiques ne sont autre chose que l'énoncé 
des rapports qui se sont noués entre les phénomè- 
nes à la suite d'un débat pour la puissance. Ces lois, 
ces vérités se montrent donc bien ici des succéda- 
nés du fait de puissance, et leur fixité vient de ce 
qu'il s'est établi entre les phénomènes de l'ordre 
physique des rapports hiérarchiques qui semblent 
ne plus devoir varier. 

Or, c'est cette fixité particulière à la vérité scien- 
tifique qui induisit sans doute l'esprit^ humain à 
considérer l'idée de loi, l'idée de vérité, comme 
quelque chose de supérieur aux phénomènes dont 
elle exprime les manières d'être. Gomme on voyait 
d'une façon habituelle le jeu des phénomènes se 
conformer exactement à la loi scientifique qui l'avait 
décrit par avance, on imagina que les phénomènes 
obéissaient à cette loi, on détacha l'idée de loi de 
sa genèse empirique, on lui constitua une royauté 
dans le domaine de l'abstrait et la servante devint 
la maîtresse. On fit de la loi, de la vérité, quelque 
chose d'actif, un principe indépendant,au lieu d'une 



SCHOPENHAUER ET NIETZSCHE I97 

conséquence passive. C'est cette inversion qui, 
appliquée dans le domaine des choses philosophi- 
ques et morales, eut longtemps un plein succès et 
s'exerça tant que dura le règne de l'ancienne con- 
ception métaphysique. 

Il s'agissait, dans ce domaine de la philosophie et 
de la morale, de décrire des phénomènes dont la com- 
plexité est telle qu'elle ne se laisse pas exprimer en 
formules, en sorte qu'on en est réduit à des hypo- 
thèses qui, si elles se fondent en partie sur quelques 
faits d'observation, reçoivent, à vrai dire, leur forme 
définitive des sensibilités et des intelligences diverses 
dont elles émanent. Les faits observables ne nous 
rendent point un compte exact des origines et de 
la destinée du monde en général, ni de l'humanité 
en particulier. Les opinions qui tranchent de pa- 
reilles questions, acceptables sous bénéfice d'in- 
ventaire, dans la mesure où elles ne sont point en 
contradiction avec des faits observés, ne signifient 
donc pas autre chose que des tendances, des partis 
pris et des prédilections propres à des tempéra- 
ments particuliers. En voulant imposer les uns et 
les autres leurs conclusions, ces tempéraments lut- 
tent, en réalité, pour la suprématie. Ici comme ail- 
leurs, il s'agit d'un débat pour la puissance. Mais, 
tandis que, dans l'ordre physique, ce débat semble 



ig8 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

avoir reçu une solution définitive, en sorte qu'il est 
possible d'en prévoir les phases et les résultats, les 
forces qui luttent entre elles dans Tordre moral ne 
sont point parvenues à cette fixité ; la question de 
suprématie n'est point tranchée entre elles, elle est 
toujours pendante, en sorte que la réalité morale, 
en état de variation constante, reçoit une forme 
différente de chaque sensibilité qui réussit à s'im- 
poser pour un temps. 

C'est ici que se laisse surprendre la ruse des 
philosophes : transportant sur le terrain des idées, 
la conception de vérité détachée de sa genèse que 
les hommes ont imaginée d'après l'exemple des 
lois scientifiques, les philosophes ont nommé vérité 
leur parti pris. Chacun d'eux a prétendu, par des 
apparences dialectiques, s'emparer de la vérité 
unique à laquelle ils croyaient ou feignaient tous 
de croire, afin d'imposer, au nom de cette auto- 
rité souveraine, leur parti pris à toutes les cons- 
ciences. C'est ce stratagème dont Nietzsche dé- 
voile l'artifice dans Par delà le bien et le mal, 
où il nous donne la vérité comme un moyen dé- 
tourné, employé par la Volonté de puissance en 
vue de dominer. Tel est le sens de cette analyse 
où il fixe sur ce point sa pensée : « Ce qui excite, 
dit-il, à considérer tous les philosophes, moitié avec 



SCfiOÊËNHAÙER. ET NlET^SCtiË !()() 

défiance, moitié avec ironie, ce n'est pas qu'on dé- 
couvre toujours à nouveau combien ils sont inno- 
cents, combien ils se trompent, se méprennent faci- 
lement et souvent, bref, quel est leur enfantillage, 
leur puérilité, mais c'est Jeur manque de droiture, 
tandis que tous ensemble mènent vertueusement 
grand bruit, dès que de loin seulement on effleure 
Je problème de la véracité. Ils font tous semblant 
d'avoir découvert leurs opinions par le développe- 
ment spontané d'une dialectique froide, pure, divi- 
nement insouciante (différents en cela des mysti - 
ques de tout rang qui, plus honnêtement qu'eux 
et plus lourdement, parlent d'inspiration), tandis 
qu'au fond une thèse anticipée, une idée, une 
« suggestion », le plus souvent, un souhait du cœur, 
abstrait et passé au crible, est défendu par eux, 
appuyé de motifs laborieusement cherchés : — ce 
sont tous des avocats qui ne veulent point de ce 
nom, défenseurs astucieux de leurs préjugés qu'ils 
baptisent vérité (i). » 

Le premier, parmi les philosophes, Nietzsche 
n'emploie pas ce subterfuge ; le premier, parmi les 
philosophes, il combat pour son instinct dominant, 
à visage découvert. Sa philosophie est, comme les 

(i) Par delà le Bien et le Mal, Ed. in-8° cUi Mercure de France, p.7. 



2O0 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

autres > une confession personnelle ; c'est, pour 
mieux dire, une épopée dans laquelle il célèbre ses 
propres tendances ; mais bien différente en cela des 
autres philosophies, elle se donne pour telle.Or, par 
cette franchise, Nietzsche change entièrement les 
règles du jeu philosophique, car il nie qu'il puisse 
exister des philosophies en dehors de celles qui, 
comme la sienne, sont faites du point de vue d'un 
tempérament donné. Ce qui passait pour vérité dans 
les philosophies anciennes, c'est ce qui était utile à 
un tempérament donné ; le fait d'utilité, voici ce qu'il 
y avait de réel dans ces philosophies, voici le lam- 
beau substantiel qui, sous le jour lunaire de la dia- 
lectique, prenait l'aspect fantomatique de la vérité. 
Or, ce fait d'utilité est encore l'essentiel dans la 
philosophie telle que la conçoit Nietzsche : mais il 
se produit sous son vrai nom. II demeure l'objet 
principal que se propose de manifester toute philo- 
sophie de cette espèce, mais en même temps il est 
réduit à ne valoir que pour un tempérament 
donné. 

Ce qui importe donc en toute philosophie, au 
sens nouveau du terme, c'est le tempérament en vue 
duquel elle est créée. C'est par rapport à ce tempé- 
rament que toutes les propositions de cette philo- 
sophie s'ordonnent ; elles ne valent que pour lui 



SCHOPENHAUER ET NIETZSCHE 



seul ou pour tous ceux du même ordre. En tant 
qu'elles se donnent pour des vérités, elles ne sont 
telles que par rapport à ce tempérament donné. 
C'est lui qui les détermine et les conditionne, au 
lieu qu'elles lui soient extérieures, à la façon de la 
vérité ancienne et unique qui imposait également sa 
loi à toutes les activités. La vérité devient la dépen- 
dance et un produit d'un tempérament donné, au 
lieu d'être un principe indépendant et supérieur, 
ayant son origine, en Dieu, selon les théologiens, et 
dans la logique, au gré des rationalistes. Il y a donc 
autant de vérités morales que de tempéraments dif- 
férents, et ces vérités ne valent que par le degré de 
puissance des tempéraments qui les engendrent. 

Voici, sous le jour delà conception de Nietzsche, 
une inversion complète dans la hiérarchie des va- 
leurs et qui modifie entièrement l'objet de la dialec- 
tique. Entre deux propositions qui se donnent pour 
des vérités et s'opposent Tune à l'autre, il n'y a 
plus à rechercher laquelle est universellement vraie 
et laquelle est mensongère, mais il faut remonter 
au tempérament distinct dont chacune d'elles émane 
et prendre parti pour l'un ou l'autre de ces modes 
d'activités , au gré de ses propres affinités. Le débat 
se trouve ainsi ramené à ses véritables proportions : 
il s'agit d'une compétition entre deux sensibilités 



202 NIETZSCHE Et LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

dont la lutte dialectique en vue de mettre la vérité 
d'un seul côté masquait le caractère réel. 



Nietzsche a usé de cette nouvelle méthode de rai- 
son nement pour démontrer que, le problème de la 
valeur absolue de la vie n'ayant pas d'objet, les 
solutions qui en avaient été données, en quelque 
sens d'ailleurs qu'elles eussent été formulées, 
étaient nécessairement dépourvues de sens. « On a 
opposé, dit-il, deux façons de penser (optimisme, 
pessimisme) comme si elles avaient à lutter Tune 
contre l'autre pour la cause de la vérité, tandis 
qu'elles ne sont toutes deux que des symptômes 
de conditions particulières, tandis que la lutte à 
quoi elles se livrent ne démontre que l'existence 
du problème cardinal, de la vie et nullement d'un 
problème pour philosophes. Où appartenons- 
nous (i) ? » Où appartenons-nous, c'est-à-dire 
dans quel camp devons-nous nous ranger ? A la vie 
qui s'offre à nous, avec la somme de joies et de 
douleurs qu'elle comporte, que répondrons-nous ? 
Un oui ou un non ? Quel est le degré, quelle est la 
qualité de notre sensibilité ? Quelle est la force de 

(ï) La Volonté de Puinahce, 1,93. 






SCHOPErtHAÛER ET NIETZSOliE 2ô3 

notre réaction contre la douleur? La ressentons- 
nous comme un mal que nous ne pouvons domi- 
ner et qui humilie notre instinct de puissance, ou 
comme un obstacle à surmonter et qui va nous 
donner le spectacle de notre force? Car voilà dans 
quel sens la douleur peut être une pierre de tou- 
che et peut nous servir à distinguer deux espèces de 
types humains. 

Quant à arguer du fait de la douleur pour appré- 
cier la valeur de la vie, d'un point de vue méta- 
physique, prononcer : « La somme de déplaisir 
remporte sur la somme de plaisir : par consé- 
quent la non-existence du monde vaudrait mieux 
que son existence. . . Le monde est quelque 
chose qui raisonnablement ne devrait pas exister 
parce qu'il occasionne au sujet sensible plus de 
déplaisir que de plaisir (i), » c'est là, selon Nietzs- 
che, un bavardage, dont les conclusions n'ont aucune 
valeur générale et qui est seulement symptomatique 
de l'état de profond affaiblissement vital de celui 
qui s'y abandonne. « Evaluer l'être lui-même, » 
dit-il dans une note où, sous l'obscurité de la for- 
mule ébauchée, nous pouvons saisir pourtant les 
racines mêmes de sa pensée, « mais cette évaluation 
fait encore partie de l'être — et, en disant non, 

( i ) La Volonté de Puissance, II, 95. 

i3 



204 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

nous faisons encore ce que nous sommes (i). » C'est- 
à-dire, en évaluant, nous' apportons nous-mêmes, 
avec la qualité relative et particulière de notre sen- 
sibilité, la conditon qui. détermine notre évaluation. 
C'est en quoi il ne s'agit pas là d'un problème pour 
philosophes recherchant la Vérité, à savoir, en 
l'espèce, si la vie est bonne ou mauvaise, mais 
d'une démarche même de la vie se manifestant fai- 
ble ou vigoureuse. En niant la bonté de la vie à 
cause du fait de la douleur, j'exprime seulement 
que «j'ai le sentiment de ne pouvoir résister et me 
rendre maître ». Et si, aux prises avec la douleur, 
j'affirme la bonté de la vie, j'exprime seulement 
que je sens en moi la force de surmonter la dou- 
leur, en sorte que la douleur me procure le senti- 
ment de ma puissance. C'est ainsi qu'avec mon 
pouvoir de surmonter la douleur ou mon impuis- 
sance à le faire, j'ajoute moi-même, à la chose que 
je considère la couleur qui est l'objet de mon éva- 
luation. Mon jugement n'est pas une opération 
logique, c'est proprement un acte. 



Les arguments par lesquels Nietzsche combat la 

(ï) La Volonté de Puissance, II, 94. 



SCHOPENHAUER. ET NIETZSCHE 205 

philosophie de Schopenhauer reposent donc sur 
une évaluation des faits plaisir et déplaisir pratiquée 
au moyeïi du nouveau mètre, Fidée de puissance, 
substitué à l'ancien mètre, l'idée de vérité. Le plai- 
sir et la douleur sont des conséquences de l'état 
du sujet qui les éprouve; ils nous renseignent 
seulement sur cet état, ce sont des symptômes qui 
nous révèlent la force ou la faiblesse du sujet, c'est 
à-dire ses rapports avec le fait de la puissance. Ils 
ne signifient quoi que ce soit par rapport à la valeur 
générale de la vie. La critique que Nietzsche insti- 
tue ici à l'encontre du pessimisme peut donc être 
utilisée aussi bien contre l'optimisme. On a vu que 
Nietzsche en tombe d'accord, on a vu que de telles 
doctrines agitent selon lui des questions qui n'ont 
pas |à être posées, qu'il n'y a pas à se demander 
ni à décider si la vie est en soi bonne ou mauvaise. 
Toutefois un jugement général sur la vie ne peut 
être évité, c'est celui qui constate qu'elle est. Or 
si l'on tombe d'accord avec Nietzsche : qu'elle est 
aussi partout volonté de puissance, il faut accor- 
der que, tout ce qui existe luttant continuellement 
en vue de dominer, le fait que la puissance aug- 
mente ici, nécessite le fait qu'elle diminue ailleurs 
en sorte qu'il y a dans la vie des états de crois- 
sance et des états de déclin. Le philosophe qui, 



20Ô NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

comme Nietzsche, se classe parmi ceux qui disent 
oui à la vie, est donc contraint de vouloir ces états 
de déclin qui sont le prix et le moyen des» états de 
grandeur. Il y a plus, et du point de vue de son 
amour partial de la grandeur de la vie, il va dési- 
rer même que tout ce qui décline se désagrège et 
se hâte vers sa fin pour céder ses parcelles élémen- 
taires à des synthèses plus heureuses. Il apparaît 
alors que si, du point de vue de l'idée de vérité, il 
était impossible de concilier le parti pris de Scho- 
penhauer avec celui de Nietzsche, une telle conci- 
liation s'impose dès que Ton prend pour principe 
d'évaluation l'idée de puissance telle que Nietzsche 
Ta conçue. 



III 



On vient d'exposer la conception qui domine 
toute la philosophie de Nietzsche et en constitue 
la profonde originalité : on a montré comment 
l'idée de Vérité, considérée par le philosophe sous 
un jour nouveau, a été dépossédée du rôle de pre- 
mière importance que la métaphysique ancienne 
lui avait jusqu'alors attribué. La Vérité perd, 
a-t-on dit, avec Nietzsche, sa valeur de critérium 



vm~- 



8CH0PENHAUER. ET NIETZSCHE 207 

universel ; au lieu d'être tenue pour un principe 
souverain, extérieur aux activités et leur fixant 
une loi unique, elle devient au contraire un pro- 
duit, une conséquence et une dépendance de ces 
activités, impliquant comme elles et à leur suite 
diversité et changement. 

A travers ces perspectives nouvelles, on va pré- 
ciser quelles sont les tendances métaphysiques et 
morales qui s'expriment dans la philosophie de 
Schopenhauer et dans telle de Nietzsche, non plus 
pour les opposer comme deux solutions contra- 
dictoires d'un problème qui comporterait une solu- 
tion unique, mais pour déterminer dans quelles 
limites, dans quel domaine, chacune de ces solu- 
tions est valable et quels rapports elles soutien- 
nent entre eïles. Mais tout d'abord quel sens con- 
vient-il d'accorder à ces termes, une morale^ une 
métaphysique ) d'un point de vue qui supprime 
l'idée d'une vérité en soi ? 

Qu'est-ce, d'abord, qu'une morale? Retranchée 
l'idée d'une loi fixant du dehors à quelque activité les 
règles de sa conduite, une morale, dira-t-on, c'est 
ce qui est, pour une activité donnée, une attitude 
d'utilité. A la question : qu'est-ce qui est vrai en 
soi par rapport au bien et au mal, cette autre ques- 
tion Se voit subslituée : qu'est-ce qui est utile à une 

i3. 



208 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

activité donnée ? Et comme, pour ne point trahir 
la pensée de Nietzsche, il faut réduire la notion 
d'utilité à celle de puissance, est bon, devra-t-on 
prononcer, ce qui est de nature à augmenter la 
puissance d'une activité donnée, est mauvais ce qui 
est de nature à diminuer cette puissance : la mo- 
rale est l'ensemble des préceptes qui enseignent ce 
qui est bon et mauvais pour une activité donnée . 
Le principe de la morale se montre ainsi intérieur 
à l'activité à laquelle la morale va par la suite s'ap- 
pliquer. Ce qui est primordial dans une morale, 
ainsi qu'on l'a noté, c'est le tempérament qui la 
fonde, un tempérament déterminé, pourvu de ten- 
dances originales et auquel certaines manières 
d'être ont réussi pour se développer et se fortifier. 
L'ensemble de ces manières d'être, s'il est résumé 
en formules impératives, constitue par la suite, pour 
tous les tempéraments de même nature, un point 
d'appui et un principe de suggestion bienfaisant. 
« Toute morale est la formule d'un tempérament 
qui a prévalu (i), » disait-on en parallélisme avec 
la conception de Nietzsche dans une Introduction 
à la Vie intellectuelle ébauchés naguère (i), et 
M. Henri Albert, résumant dans une brochure la 

(i) Revue Blanche, du i er mai 1896. 



SCHOPSNHAUEH ET NIETZSCHE 20Q 

pensée du philosophe, définissait la morale « la 
formule biologique de l'homme (i) ». 

Une morale valable c'est donc le récit d'une 
expérience qui a réussi à un individu isolé, avec 
l'exposé des moyens qui procurèrent le succès de 
l'aventure. Une objection toutefois se présente ici : 
la philosophie de Nietzsche ne met pas seulement 
à néant l'idée d'une vérité universelle, mais, d'ac- 
cord avec celle de Schopenhauer, elle nie encore 
qu'un libre arbitre soit possible. Quelle peut donc 
être, demandera-t-on, l'utilité de ce récit d'une 
expérience qui a réussi, si ceux qui le recueillent 
ne sont pas maîtres d'en tirer parti pour eux-mê- 
mes? Ils ne sont pas maîtres, il est vrai, d'en pro- 
fiter si leur physiologie s'y oppose, mais ils ne sont 
pas maîtres davantage de se soustraire à son in- 
fluence sous certaines conditions. Le déterminisme 
d'un individu résulte du fait de ses tendances com- 
biné avec l'action du monde extérieur qui favorise 
ou contrarie ces tendances. Une morale, au sens 
où l'on entend ici ce terme, agira donc, à titre de 
circonstance extérieure sur une physiologie donnée, 
elle entrera dans son déterminisme total. Elle sera, 
pour un être, un principe de suggestion, le con- 
traindra à se concevoir autre qu'il n'est actuelle* 

(i) Les Dangers du, moralisme. Extraits du Centaure, vol. II, 1896. 



a 10 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

ment. Or, elle contribuera de la sorte à le soulever 
au-dessus de sa réalité actuelle vers une réalité 
supérieure, si l'exemple qu'elle lui propose est en 
harmonie avec*des virtualités dont réclusion, pos- 
sible seulement, eût pu être aussi bien entravée par 
une image contraire. 

La morale de Nietzsche est bien exactement le 
récit d'une aventure personnelle. C'est, à l'occasion 
d'une maladie qu'il a réussi à guérir, l'exposé du 
traitement qu'il institua lui-même et qui lui fut effi- 
cace. Cette philosophie est donc une attitude de 
malade: mais c'est là précisément le propre de toute 
philosophie. L'homme, dans la mesure où il est 
absolument sain, ne philosophe pas. Il vit de la 
même façon dont M. Jourdain faisait de la prose 
et sans se demander: « Comment vivre? » Toute 
philosophie, au contraire, est l'aveu d'un malaise, 
elle exprime l'inquiétude du « Pourquoi vivre? » 
et du a Comment vivre? » et prétend être une 
réponse à ces deux questions. Elle est proprement 
un traitement institué à l'encontre d'une maladie, 
elle formule la réaction d'une sensibilité particu- 
lière contre une souffrance, et pour Nietzsche qui a 
éliminé, comme une démarche illusoire, la recher- 
che de la vérité, ce fait de proposer un traitement 
contre une maladie constitue l'essentiel d'une phi 



SCHOPENHAUER ET NIETZSCHE 



losophie, circonscrit tout ce qu'il y a en elle de 
légitime. Or, parmi les malades, il en est de deux 
sortes: les uns sont destinés à recouvrer la santé, 
les autres à périr. Nietzsche reconnaît l'existence 
de ces deux classes de malades, et sa morale est 
faite expressément en vue de ceux de la première 
catégorie. Elle n'est point la morale : à vouloir lui 
donner cette extension, on lui retire toute valeur, 
on lui confère un sens contre lequel proteste toute 
la pensée du philosophe . Elle est une morale par- 
ticulière en vue d'une catégorie déterminée. On sait 
que si le fait de la douleur n'a aux yeux de Nietzs- 
che aucune valeur propre à déprécier la vie, le rap- 
port qui existe, en tout individu, entre la quantité 
de douleur qui l'assaille et le degré de résistance 
qu'il peut opposer, décide de la classe à laquelle il 
appartient. Sa morale est faite en vue de ceux dont 
le pouvoir de réaction, quelle que soit la somme 
des calamités qui les menacent, est supérieur à cet 
assaut, pour qui ces attaques vont être en consé- 
quence un moyen d'augmenter la conscience de leur 
force. La morale de Schopenhauer s'adresse à ceux 
de la catégorie adverse et les deux morales, com- 
plémentaires l'une de l'autre, l'une glorifiant, l'au- 
tre flétrissant la vie, ne sont rien autre chose que 
des appareils de suggestion. 



212 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

Ceci est typique chez Nietzsche : c'est de Pétat le 
plus propre en apparence à imposer à l'esprit une 
appréciation défavorable à la vie qu'il invente pour 
son propre usage, et en guise de traitement, cet 
appareil de suggestion en faveur de la vie, en quoi 
consiste sa morale. Les deux avant-propos compo- 
sés en 1886 pour le Voyageur et son Ombre contien- 
nent l'aveu d'un état antérieur de maladie aiguë 
et de profonde dépression. Le mal physique, occa- 
sionnant jusqu'à des incapacités presque absolues 
de travail, était venu s'ajouter, de la façon la plus 
pénible, à cette circonstance d'une sensibilité prépa- 
rée par la culture chrétienne d'abord, par Schopen- 
hauer éducateur, ensuite aux attitudes de renon- 
cement, aux jugements pessimistes sur la vie. Aussi 
le fait d'avoir formulé, sous le poids de semblables 
conditions, une méthode propre à faire aimer la 
vie, doit-il être tenu pour un argument en faveur 
de l'efficacité de cette méthode; car elle a fait 
ici ses preuves, elle a triomphé d'un cas extrême 
et qui pouvait sembler désespéré. L'expérience 
accomplie par le philosophe sur lui-même est, à 
ce titre, la plus belle démonstration du pouvoir 
qu'a l'homme de se transformer dans le sens de la 
représentation qu'il se fait de lui-même, c'est- 
à dire qu'elle témoigne de la prodigieuse élasti- 



SCHOPENHAUER ET NIETZSCHE 2l3 

cité que comporte parfois la nature humaine. 
On peut penser, en ce qui touche à Nietzsche, 
que l'excès même du mal qui l'accablait, lui en pré- 
sentant tous les symptômes avec un énorme relief, 
rendait plus aisé, pour un tempérament d'ailleurs 
héroïque, doublé d'une intelligence critique, l'exer- 
cice de l'analyse et de l'observation. Il devait être 
si porté, semble-t-il, par les circonstances particu- 
lières où il était placé, à condamner l'existence, que 
les motifs intéressés d'un tel jugement lui apparu- 
rent en pleine clarté et le décidèrent à mettre en 
doute la valeur d'un verdict aussi partial. Toujours 
est-il que c'est à l'époque de la dépression physiolo- 
gique la plus accablante, qu'il formula cette remar- 
que décisive dont il se fit un tremplin pour son 
élan vers la santé; c'est alors qu'il conçut que les 
jugements portés sur la vie ne prouvent rien contre 
la vie ou en sa faveur, mais qu'ils décèlent seule- 
ment l'état de richesse ou de misère physiologique 
de celui qui les porte. Ayant donc compris que 
toutes ses appréciations de valeurs étaient déter- 
minées par la maladie de la sensibilité à laquelle il 
était en proie, il donna tort résolument à ces 
appréciations, il les condamna du point de vue de 
la santé. « Je pris alors, et non sans colère, dit-il, 
parti contre moi-même et pour tout ce qui juste- 



2l4 NIETZSCHE ET LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE 

ment me faisait mal et m'était pénible. J'appris Tait 
de me donner comme joyeux, objectif, curieux et, 
avant tout, bien portant et méchant — c'est là, me 
semble-t-il, de bon goût chez un malade (i). » Il se 
força, « médecin et malade tout à la fois », à un 
climat de l'âme contraire à son âme ancienne, et, 
pour se mettre en garde contre ses penchants de 
malade, il se prescrivit la règle de maintenir dans 
son esprit «la reconnaissance à l'égard de la vie », 
de faire dominer <c une volonté qui s'est imposé la 
tâche de défendre la vie c'ontre la douleur, et d'ex- 
tirper toutes les conclusions 4 qui naissent, comme 
des champignons vénéneux, sur le sol de la dou- 
leur, de la déception, du dégoût, de l'esseulement 
et d'autres terrains marécageux (2) ». 

Or, Nietzsche nous apprend que cet effort de 
son imagination pour déplacer sa sensibilité abou- 
tit. Il parvint à se réaliser tel qu'il s'était conçu, à 
imiter « cette ruse de serpent qui consiste' à chan- 
ger de peau ». Il fit en sorte que les jugements sur 
la vie, qu'il se contraignait à émettre, en contradic- 
tion avec les postulats de sa sensibilité immédiate, 
modifièrent cette sensibilité et lui en créèrent une 



(1) Le Voyageur et son Ombre. Société du Mercure de . France, 
p. i4- 

(2) Le Voyageur et son Ombre, p. i4. 



èCHÔPRNHAUER ET NIETZSCHE 2l5 

nouvelle, celle-là même qui correspondait à ses 
jugements de parti pris. Cet effort pour seconcevoir 
et se réaliser autre qu'il n'était, les règles d'hygiène 
mentale qu'il se prescrivit pour atteindre un tel 
but, voici ce qui constitue toute la morale de Nietzs- 
che. « Devenez durs, » recommande Zarathoustra 
à ses disciples et on ne saurait nier qu'un tel con- 
seil ne soit utile à ceux à qui il est proposé. Le 
« devenez durs » nous indique assez qu'il ne s'a- 
dresse pasiTdes barbares dont la férocité instinc- 
tive a besoin d'être refrénée, mais à des êtres qu'une 
civilisation trop douce a amollis à l'excès, chez qui 
toute combativité, tout pouvoir de réaction, sont 
près de disparaître. De telles sensibilités existent 
et, parmi elles, il en est aussi chez lesquelles se ren- 
contre, à quelque degré, ce pouvoir de réaction con- 
tre leur propre faiblesse qui s'exerça chez Nietzsche 
d'une façon si typique. C'est à celles-ci que se 
recommandent, comme une hygiène mentale admi- 
rablement appropriée, les prescriptions de Zara- 
thoustra. C'est pour celles-ci qu'elles sont une 
morale. 

Cette morale de la dureté envers soi-même com- 
porte un corollaire. De cet état d'extrême dépression 
auquel il atteignit, Nietzsche a tiré un enseigne- 
ment ; il sait que la vie, bohne pour les forts, est 

14 



2l6 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

douloureuse pour ceux à qui un défaut de puissance 
interdit de réagir contre la peine et qui s'achemi- 
nent vers leur déclin. Toute sa pitié le contraint 
donc de souhaiter que la route soit abrégée qui les 
mène à leur fin. D'autre part, on a indiqué déjà 
qu'une autre considération l'induisait également 
aux mêmes conclusions : si la vie n'est en soi ni 
bonne, ni mauvaise, elle est ce que la font ceux 
qui l'évaluent; elle sera donc d'autant plus belle et 
d'autant meilleure qu'elle sera exaltée par un plus 
grand nombre d'êtres pourvus de ce sentiment de 
puissance qui la leur fait ressentir comme une joie, 
elle sera d'autant plus belle et d'autant meilleure 
que seront plus vite éliminés ceux qui, la ressen- 
tant comme une peine, la déprécient par l'accent 
de leur plainte et répandent sur elle la couleur de 
leur tristesse. L'amour des hautes formes de l'exis- 
tence est donc ici d'accord, chez Nietzsche, avec sa 
pitié pour instituer, à côté de la méthode propre à 
relever le ton vital, chez des malades capables 
encore d'un retour à la santé, une méthode propre 
à pousser hors de la vie, par les moyens les plus 
prompts, les incurables, ceux chez qui les forces 
en déclin engendrent un état de souffrance et sus- 
citent ces jugements qui calomnient la vie. 

Cette morale de la dureté, efficace à l'égard des 



SCHOPENHAUER ET NIETZSCHE 217 

premiers, en guise de stimulant, va être aussi, à 
Tégard des seconds, un moyen d'élimination. 
Moyen de faire cesser la souffrance, elle sera en 
même temps un moyen d'assainir la vie, en re- 
tranchant toute cette part grangrenée d'elle-même, 
qui menaçait de la corrompre. « O mes frères, 
suis-je donc cruel, demande Zarathoustra; mais 
ce qui tombe je vous dis encore de le pous- 
ser (j). » Mais plutôt, qu'ils se suppriment eux- 
mêmes, tous ceux dont la vie se retire, qu'ils sui- 
vent le chemin de leur déclin. S'il y a une route 
vers la hauteur, il y en a une aussi vers l'abîme, 
et l'une et l'autre voie sont également légitimes, 
car « la défection, selon Nietzsche, la décomposi- 
tion, le déchet n'ont rien qui soit condamnable en 
soi-même.; ils ne sont que la conséquence nécessaire 
de la vie, de l'augmentation vitale. Le phénomène 
de décadence est aussi nécessaire que l'épanouis- 
sement et le progrès de la vie, nous ne possédons 
pas le moyen de supprimer ce phénomème. Bien 
au contraire, la raison exige de lui laisser ses 
droits (2). » Et appliquant un de ses thèmes de 
prédilection selon lequel toutes les bonnes choses 
se suppriment elles-mêmes, par l'exagération et la 

(1) Ainsi parlait Zarathoustra^ p. 3o3. 
(a) La Volonté de Puissance, J, no. 



1 



2l8 NIETZSCHE ET LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE 

persistance, parmi des circonstances modifiées, des 
vertus mêmes qui naguère assurèrent leur triom- 
phe, il salue, de chaudes paroles de louangë,par la 
bouche de Zarathoustra, ceux qui se hâtent noble- 
ment vers leur fin en persévérant dans la voie 
qu'ils ont une fois choisie : « J'aime celui qui aime 
sa vertu, car la vertu est une volonté de déclin et 
une flèche de désir... J'aime celui qui a honte de 
voir le dé tomber en sa faveur et qui demande 
alors : suis-je donc un faux joueur? Car il veut 
périr... J'aime celui dont l'âme est profonde même 
dans la blessure, celui qu'une petite aventure 
peut faire périr, car ainsi volontiers il passera le 
pont(i). » 

C'est de ce même point de vue, selon lequel les 
états de déclin sont la conséquence nécessaire de 
l'augmentation vitale, que Nietzsche est amené à 
prôner le suicide comme une solution naturelle et 
dont l'emploi devrait être conseillé. C'est ici encore 
sa conception de l'auto-suppression qui justifie son 
point de vue : il demande que le nihilisme, où il 
voit les causes de l'abaissement actuel de la vie, 
se supprime lui-même en s'exagérant jusqu'à ses 
conséquences logiques. « Rien, dit-il, ne serait plus 

(i) Ainsi parlait Zarathoustra, p. i5. 



SGHOPENHAUER ET NIETZSCHE 219 

utile et ne devrait être autant encouragé qu'un 
nihilisme de l'action avec toutes ses conséquences. 
De même que je comprends tous les phénomènes 
du christianisme, du pessimisme, de même je. les 
exprime. « Nous sommes mûrs pour ne pas être, 
pour nous il est raisonnable de ne pas être » ... 
Quels moyens faudrait-il employer pour réaliser 
une forme sévère du grand nihilisme contagieux, 
une forme qui enseignerait et exercerait la mort 
volontaire avec une minutie vraiment scientifi- 
que (i)... » 

Née d'un état de sensibilité qui prend parti pour 
la grandeur de la vie, la conception générale de 
Nietzsche implique, en effet, à côté d'un principe 
de suggestion propre à exalter l'ardeur de vivre 
chez les forts, un principe de suggestion opposé à 
l'usage des faibles et des dégénérés. Ce qui est fai- 
ble, ce qui souffre, doit disparaître, doit employer 
ce qui lui reste de puissance à se supprimer soi- 
même. Si la puissance est ce qui fait le prix de la 
vie , le fait d'avoir perdu la puissance est la pire 
calamité : il n'est d'autre remède applicable à cet 
état qu'un mort prompte. Dans la nature, d'ailleurs, 
il en va ainsi, d'une façon pour ainsi dire mécam- 

1) La Volonté de Puitsance, p. aoo. 



220 NIETZSCHE KT LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

que, et toute chose qui ne parvient pas à maintenir 
associées, selon le lien d'une hiérarchie, les parties 
qui la composent, se voit désagrégée par les forces 
adverses ; elle cesse d'être sous la forme qu'elle 
avait réussi à conquérir et ses éléments épars sont 
accaparés par des formes dominatrices. 

Ce processus de désagrégation qui s'accomplit 
mécaniquement dans le monde physique, la phi- 
losophie de Schopenhauer en est l'expression adé- 
quate, sous le jour de la conscience; elle est excel- 
lemment une attitude pour mourir, elle est, pour 
ceux qui doivent disparaître le principe de sugges- 
tion le plus propre à leur faire désirer ce qui doit 
fatalement arriver, à les mettre d'ace ord avec leur 
destinée. «La vie n'est que souffrance, disent d'au- 
tres, et ils ne mentent pas. Faites donc en sorte 
que vous cessiez d'être. Faites donc cesser la vie 
qui n'est que souffrance. »La philosophie de Scho- 
penhauer donne satisfaction à cette injonction de 
Zarathoustra. Elle est la voix qui prêche la mort, 
or « le monde est plein, dit Zarathoustra, de ceux 
à qui il faut prêcher la mort (i) ». 

Il est, à vrai dire, presque impossible de traiter 
de la morale de Schopenhauer sans invoquer sa 

(x) Ainsi pariait Zarathoustra, p. 63. 



SCHOPENHÀUER ET NIETZSCHE 



métaphysique, car Tune se réclame expressément 
de l'autre et tente de s'en fortifier. Cette métaphy- 
sique se fonde, comme on sait, sur la théorie de la 
Maïa : le monde des phénomènes y est tenu pour 
une hallucination fomentée par le désir, en sorte 
que l'abolition du désir entraîne la suppression des 
phénomènes. « Retire ton désir des choses, afin 
que cesse la vie phénoménale qui n'est que dou- 
leur. » Ainsi s'énonce l'impératif moral issu de 
cette métaphysique. On voit toutefois qu'il ne sau- 
rait valoir également pour tous et que ceux-là seuls 
seront enclins à l'accueillir, dont la sensibilité dé- 
primée ressent la vie comme une douleur. Ne pou- 
vant changer le m onde, ils changeront leur volonté; 
ne pouvant réaliser leur désir, ils le retireront des 
choses. Mais ceux de l'autre catégorie continue- 
ront d'employer leur énergie à soumettre les choses 
à leur désir. 

Schopenhauer ne l'ignore point et il fait place à 
cette alternative. De son point de vue, ainsi que du 
point de vue hindou, l'acte intellectuel, par lequel 
l'individu prend conscience du caractère illusoire des 
apparences phénoménales, ne détermine pas néces- 
sairement l'acte de renoncement par lequel il retire 
son désir deschoses. Cet acte de renoncement est 
dépendant derattituded'affirmationoude négation 



222 NIETZSCHE ET LÀ REFORMK PHILOSOPHIQUE 

qu'adopte, en un être déterminé, la Volonté prise 
comme chose en soi. La Volonté vient-elle à se nier, 
l'être qui est en quelque sorte le théâtre de ce revire- 
ment cesse d'appliquer son désir à des objets qu'il 
sait désormais irréels et une telle attitude engendre 
les vertus que l'on a coutume de rattacher à la doc- 
trine de Schopenhauer, la mansuétude, l'abnéga- 
tion, et cette religion de la pitié que la sentimenta- 
lité contemporaine à mise si fort en honneur (2). 
Au contraire, la divulgation de l'irréalité du monde 
s'accomplit-elle en un être chez lequel la Volonté 
persiste à s'affirmer et le miracle sera suivi d'un 
effet tout opposé à celui que l'on vient de décrire : 
à connaître ce qu'il y a d'irréel dans la douleur 
ainsi que dans la joie, celui-ci va cesser de s'émou- 
voir à la vue de la souffrance, il va se passionner, 
comme à un spectacle, aux alternatives que com- 
posent, sur le motif du désir, la joie et la douleur 
humaines. 

Schopenhauer lui-même, avec une entière sincé- 

(1) Il faut noter toutefois que ces vertus sont seulement une con- 
séquence de l'absence de désir et qu'elles sont purement négatives : 
des hommes, cessant de désirer les choses, cesseront de lutter en- 
tre eux pour leur possession, ils n'auront plus de raison de se haïr 
et de s'envier ; mais c'est par une déformation complète de la doc- 
trine que l'on pourrait imaginer qu'ils éprouveront les uns pour les 
autres des sentiments actifs de sympathie et de fraternité, incom- 
patibles avec la conscience de leur commune irréalité. 



SCHOPENHAUER ET NIETZSCHE 223 

rite intellectuelle, a pris soin d'exposer sous nos 
yeux cette éventualité. Il Ta illustrée de cet épi- 
sode des livres hindous où le jeune Ardjouna 
nourrisson de Krishna, en présence de deux ar- 
mées prêtes au combat, « pris, dit Schopenhauer, 
d'une tristesse qui fait penser à celle de Xerxès, 
sent le cœur lui manquer et va quitter la lutte pour 
sauver de la mort tant de milliers d'hommes. 
Alors, selon le récit du Baghavat Gita, Krishna 
l'amène à cet état de l'esprit (et il s'agit ici de cette 
connaissance parfaite au regard de laquelle tous 
les phénomènes,y compris la vie et la mort, se mon- 
trent autant d'illusions sans consistance), dès 
lors ces milliers de morts ne le retiennent plus : il 
donne le signal de la bataille (i). » 

Ainsi ce qui demeure positif, dans la doctrine 
morale de Schopenhauer, c'est l'état de sensibilité 
qui l'a engendrée. Pour décider sur quels tempéra- 
ments cette morale peut exercer son empire, il faut 
définir quels tempéraments l'ont commandée. 
Nietzsche procède en physicien : il recherche, en 
toute activité, si la quantité d'énergie qu'elle impli- 
que l'emporte sur la quantité de douleur qu'elle 
doit surmonter ou lui est inférieure. Schopenhauer 

(i) Le Monde comme volonté et comme représentation,!, p. 297. 

i4. 



224 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

procède en métaphysicien, mais aboutit au même 
problème : la Volonté s'affirme-t-elle ou se nie-t- 
elle en un individu donné ? C'est à l'égard seule- 
ment des êtres chez lesquels elle se nie que sa 
morale pourra agir à titre de suggestion efficace : 
or ceux-ci ce sont précisément les mêmes chez les- 
quels le rapport physique dont Nietzsche a posé les 
termes se solde au détriment de l'énergie. Ce sont 
ceux que Zarathoustra abandonne aux prédicateurs 
de la mort. 



IV 



On a précisé ce que peut être une morale, abs- 
traction faite de Pidée d'une vérité générale, fixant 
un but à la conduite, aussi bien que de toute 
créance consentie à l'idée d'un libre arbitre : l'aveu 
et la glorification par une activité donnée de ses 
tendances essentielles, avec l'exposé des moyens les 
plus propres à les réaliser, sous ce jour, un prin- 
cipe de suggestion, à l'égard d'autres activités, les 
incitant à se modifier, — à leur avantage ou à leur 
détriment, — selon qu'elle peut être pour elles, soit 
une cause d'unification et de convergence, soit une 
cause de désordre et de dissociation. 



SCHOPENHAUER ET NIETZSCHE 2S 5 

Du même point de vue positif, qu'est-ce qu'une 
métaphysique ? Une hypothèse sur l'Univers com- 
posée en harmonie avec le vœu de cette même acti- 
vité, — quelle qu'elle soit d'ailleurs, — qui fonda une 
morale. Son rôle est de légitimer, par le but qu'elle 
assigne au tout, les tendances et les aptitudes de 
l'activité particulière dont elle émane. Elle est 
ainsi le dernier état d'une activité qui, s'élant affir- 
mée dans la morale, se justifie par des motifs et 
construit le monde pour son usage. 

En fait il est arrivé jusqu'ici, et il arrivera sans 
doute encore qu'une telle hypothèse se donne pour 
une Vérité universelle. Mais la tendance qui par- 
viendra à cette affirmation témoignera par là de sa 
puissance, elle n'établira pas, au regard d'une phi- 
losophie purement intellectuelle, que sa prétention 
soit fondée : elle montrera une fois de plus la 
généalogie de l'idée d'une vérité universelle, elle la 
fera apparaître comme le produit du désir, exas- 
péré jusqu'à la croyance, au lieu qu'elle soit ce 
pour quoi elle se donne, l'objet naturel et prédes- 
tiné de la croyance, existant en soi et s'imposant 
du dehors. 

A demeurer dans les cadres de la définition que 
l'on vient de proposer, il apparaît que l'hypothèse 
métaphysique de ^Nietzsche et celle de Schopen- 



2 26 NIETZSCHE ET LA. RÉFORME PHILOSOPHIQUE 

hauer sont, Tune et l'autre, parfaitement propres à 
satisfaire les tempéraments différents auxquels elles 
se proposent. La philosophie de Schopenhauer 
interprète le vœu d'une activité impuissante à per- 
cevoir la vie autrement que comme une souffrance. 
En guise de morale, elle conseille à cette activité 
l'attitude du renoncement. Or, pour justifier ce 
renoncement et le glorifier, voici que, du point de 
vue métaphysique, elle condamne le monde comme 
un hasard malchanceux, qu'elle le donne comme 
un phénomène illusoire, comme un jeu de la Maïa, 
comme une lanterne magique dont le feu du désir, 
tant, que nous l'entretenons en nous-mêmes, éclaire 
seul et suscite les scènes diverses, comme une hal- 
lucination dont notre propre ardeur est la cause et 
la dupe. Dès lors ce devient une supériorité d'é- 
chapper à cette duperie : l'être destiné à succom- 
ber dans la lutte phénoménale peut disparaître, 
transfiguré par cette lueur métaphysique, avec le 
sourire triomphal de l'initié. La métaphysique de 
Sel lopen hauer est donc bien, pour une pareille sen- 
sibilité et pour toutes celles de cette nature, une 
attitude d'utilité, une interprétation efficace de l'u- 
nivers. Elle est, sous le jour de la conscience, la 
justification motivée d'une tendance physiologique. 
Contrairement à la précédente, la philosophie de 



SCHOPENHAUER ET NIETZSCHE 227 

Nietzsche émane, ainsi qu'on Ta montré, d'une 
activité qui se heurte, comme l'autre, au fait de la 
douleur, mais chez qui cette rencontre développe 
et fait surgir un surcroît de force, en sorte qu'elle 
est en définitive une occasion de triomphe. Loin 
de répudier la vie à cause de la douleur, une acti- 
vité de cette nature va à cause de la douleur l'aimer 
davantage. Or, c'est à cette activité avide de vivre 
que [Nietzsche offre l'hypothèse du Retour éter- 
nel : l'ensemble du moijde déterminé d'une façon 
inexorable par des séries de causes et d'effets, qui, 
formant un cercle, s'engendrent sans fin les unes 
les autres, la vie se jurant « la fidélité de l'an- 
neau », en sorte que chaque être revient éternel- 
lement prendre conscience de lui-même, parmi 
des circonstances, non pas pareilles, mais iden- 
tiques, en sorte qu'il n'est, à vrai dire, pour cha- 
que être, qu'un éternel présent. L'idée même du 
retour éternel a sa place dans ce mouvement sans 
fin de causes tournant en cercle. Elle fait elle-même 
partie de la fatalité de l'univers et Zarathoustra, 
alors qu'il l'évoque des profondeurs de sa pensée, 
sait qu'il reviendra lui-même éternellement sur cette 
même terre, sous ce même soleil, pour annoncer 
aux mêmes hommes l'éternel retour de toutes cho- 
ses. Or, cette pensée du Retour, selon la conception 



228 NIETZSCHE ET LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE 

de Nietzsche, « c'est la pensée qui donnera à beau- 
coup d'hommes le dtoit de se supprimer », c'est, 
« la grande pensée sélectrice » (i), faite pour hâter 
les décompositions, pour pousser vers l'abîme tout 
ce qui tremble et chancelle, pour purifier la vie de 
tout élément morbide et préparer les renaissances. 
Car voici que chaque homme revient toujours, le 
grand comme le petit, avec ses joies et ses dou- 
leurs, et ses hontes individuelles : c'est sur cette 
image de lui-même, invariable et incommutable, 
que chaque homme doit se décider en faveur de la 
vie ou contre elle, c'est sa propre existence actuelle, 
sans espoir de le voir changer, en bien ou en mal, 
qu'il doit accueillir, s'il est un affirmateur de la vie 
à la façon de Zarathoustra, c'est cette existence 
multipliée à l'infini et rendue plus intolérable, par 
l'idée du Retour, qu'il va fuir loin du jour de la 
conscience, s'il la ressent comme une douleur. 

On ne discutera pas ici la valeur de cette hypo- 
thèse au point de vue de la construction logique 
qui la supporte. On constatera seulement qu'elle 
est admirablement appropriée au vœu des sensibi- 
lités auxquelles elle se propose. Etant, par son seul 
énoncé, une épreuve par laquelle sont éliminées 
toutes les sensibilités opposées, la promesse du 

(i) La Volonté de Puissance , II, p. 179. 



SGHOPBNHAUER ET NIETZSCHE 229 

Retour s'adresse à ceux-là seuls qui, parfaitement 
adaptés aux conditions de la vie, goûtent à pos- 
séder la vie une joie supérieure à toutes les peines. 
Elle est pour ceux-ci un principe d'exaltation : en 
harmonie avec le vœu de leur désir, elle fortifie, 
par la fonction qu'elle assigne à l'univers de se 
répéter éternellement semblable à lui-même, leur 
joie immédiate de vivre. 

Ainsi la volonté selon Schopenhauera le pouvoir 
d'abolir la vie en la niant, La vie selon Nietzsche 
revient éternellement, toujours semblable à elle- 
même. Entre ces deux hypothèses métaphysiques, 
y a-t-il donc contradiction? Non, pour qui a en- 
tièrement pénétré les analyses de Nietzsche tou- 
chant l'idée de vérité. La vérité, selon Nietzsche, 
est, on se le rappelle, l'expression dernière et triom- 
phante de la croyance, la croyance est elle-même 
la conséquence du désir ; elle formule le vœu secret 
d'un tempérament donné. Il ne peut donc exister 
de contradiction logique entre deux vérités qui 
relèvent de tempéraments différents. Elles ne sont 
justiciables que de leur appropriation plus ou 
moins parfaite aux états de sensibilité en vue des- 
quels elles ont été imaginées. Elles ne sont des 
vérités que sous le jour de cette appropriation, par 
la vertu du lien qui les attache à ces états sensibles. 



â3o NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

Elles ne peuvent en être détachées pour être oppo- 
sées Tune à l'autre du point de vue d'une activité 
absolue qui échappe à nos prises. 

Il y a plus : on a montré déjà qu'en ce qui tou- 
che aux tendances morales, les deux points de vue 
opposés de Schopenhaueret de Nietzsche se voient 
conciliés par l'idée la plus générale de la philo- 
sophie de Nietzsche, par l'idée de la Volonté de 
puissance appliquée à la représentation de l'Uni- 
vers. Or, si l'on considère qu'une hypothèse méta- 
physique n'est autre chose elle-même que l'expres- 
sion des tendances morales se motivant sous le 
jour de la conscience, donnant à l'univers un sens 
par où leur activité propre est justifiée, il appa- 
raît que la coexistence des deux morales de Scho- 
penhauer et de Nietzsche, s'impliquant l'une l'autre, 
nécessite la coexistence des deux métaphysiques. 
La conception de la Volonté de puissance suppo- 
sant une lutte éternelle entre les choses suppose 
du même coup, ainsi qu'on l'a noté, des triomphes 
et des défaites, des états de croissance et des 
états de déclin, des attitudes pour mourir aussi 
bien que des attitudes pour vivre et s'accroître. 
Nietzsche, on le sait, a reconnu la légitimité de ces 
attitudes pour mourir et la philosophie du suicide 
forme un chapitre de sa morale. On ne saurait 



SCHOPENHAUER ET NIETZSCHE 23 1 

donc penser qu'il ait refusé à ceux qui doivent 
mourir le bénéfice d'une métaphysique, qu'il ait 
interdit à une tendance humaine de s'exprimer, 
de se faire une bonne conscience et de se glorifier 
en un paysage de motifs appropriés. 



Il existe, en somme, dans la philosophie de 
Nietzsche, et on ne la peut apprécier équitablement 
que si Ton précise cette distinction, deux points 
de vue, — dont l'un beaucoup plus général que 
l'autre, — auxquels il s'est placé tour à tour pour 
construire sa pensée. L'un de ces points de vue 
embrasse l'horizon d'une sensibilité en quelque 
sorte intellectuelle : c'est celui qui s'est exprimé en 
la substitution, comme mode d'évaluation des phé- 
nomènes, de l'idée de puissance à l'idée de vérité. 
Cette conception du monde comme volonté de 
puissance implique un double mouvement selon 
lequel la vie tour à tour s'affirme et s'abolit, sans 
fin, sans autre cause que la volonté, inhérente à 
chaque chose, de conquérir la totalité de l'existence, 
par où chaque chose constituée s'offre à la lutte 
jusqu'à ce qu'elle ait été défaite, désagrégée par 



2 32 NIETZSCHE ET LA RKFORM» PHILOSOPHIQUE 

une plus forte. C'est la métaphysique du flux et 
du reflux, qui commande également l'hypothèse du 
Retour et celle du Nirvana, 

Mais, entre ces deux conceptions subalternes, 
Nietzsche s'est attaché surtout à mettre en relief la 
première et c'est celle-là que fait voirie second point 
de vue duquel il a philosophé. Situé sur un plateau 
moins élevé que le précédent, il embrasse donc un 
horizon restreint, que circonscrit une sensibilité de 
nature purement physiologique. De ce point de vue, 
on n'aperçoit plus ce qui est compris dans l'horizon 
formé par une sensibilité physiologique opposée et 
que l'on découvrait du point de vue plus élevé de 
la sensibilité intellectuelle. C'est cette seconde par- 
tie de la philosophie de Nietzsche qui a été générale- 
ment le plus remarquée et on a oublié qu'elle n'est 
qu'une dépendance d'une conception plus vaste, 
qu'elle est l'expression d'une partialité, d'une pré- 
férence de tempérament, ne mettant point en cause 
la légitimité d'une préférence contraire. 

Ce qu'il est intéressant de considérer, c'est qu'à 
l'époque où Nietzsche a formulé sa pensée, la 
métaphysique du reflux avait déjà reçu de Scho- 
penhauer son canon. Il n'existait pas, par contre, 
de morale ni de métaphysique propre à exalter la 
vie. Les intérêts d'une philosophie générale, embras- 



SCHOPENHAUER ET NIETZSCHE 233 

sant le double mouvement de l'être, exigeaient donc 
que cette métaphysique en l'honneur de la vie fût 
inventée. Il importait que des énergies, vivaces 
encore, mais indécises ne fussent pas exposées à se 
former d'elles-mêmes une fausse conception , subju- 
guées par le principe de suggestion inclus dans la 
pensée de Schopenhauer et faute d*un principe de 
suggestion contraire. Le parti-pris de Nietzsche en 
faveur de la vie a comblé la lacune qui existait aupa- 
ravant. Au paysage de motifs composé parSehopen- 
hauer, Nietzsche en a opposé un autre, propre a rallier 
les indécis, fait du moins pour leur donner le choix 
et leur permettre de discerner lequel, de celui-là ou 
de l'autre, s'adapte et se superpose le mieux au vœu 
réel de leur physiologie, de leur grand système de 
raison. La nécessité [de disputer à une conception 
adverse, et qui avait pris les devants, des énergies 
appartenant peut-être encore à la vie ascendante, 
explique la violence de ses attaques contre Schopen- 
hauer. Mais cette posture de combat ne doit pas 
donner le change; elle ne doit pas faire oublier que, 
du sommet le plus élevé de la montagne où médita 
Zarathoustra, la vue de Nietzsche s'est étendue à la 
fois sur les deux versants de l'existence et que, 
de ce sommet, la joie de vivre, exaltée par la méta- 
physique du Retour, se montre liée à une aspiration 



234 NIETZSCHE ET LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE 

vers la mort qui trouve dans la métaphysique du 
Nirvana sa justification. 



Il a paru équitable de montrer chez Nietzsche, 
par delà le parti pris de tempérament qui donne 
à sa pensée philosophique un ton si tranché, une 
conception purement intellectuelle qui reconnaît 
l'existence et la nécessité d'un parti pris contraire. 
Or, ce point de vue de sensibilité intellectuelle, où 
s'accordent les deux conceptions antagonistes dont 
l'opposition soutient l'image philosophique la plus 
générale de l'être, il faut reconnaître qu'on le ren- 
contre également dans Schopenhauer. Si Nietzsche, 
niant toute existence possible en dehors du deve- 
nir, voit dans la vie phénoménale une suite ininter- 
rompue d'états de croissance et de déclin, se condi- 
tionnant et se compensant, s'il attribue aux nais- 
sances et aux morts individuelles la fonction de 
perpétuer, sous le jour de la conscience, ce jeu 
d'agrégation et de désagrégation qui occupe la 
matière, Schopenhauer ne pense pas non plus que 
le monde phénoménal puisse être jamais aboli. Il 
reconnaît dans l'être métaphysique, qu'il nomme la 
Volonté, deux attitudes essentielles, qui s'impliquent 



SCHOPENHAUER ET NIETZSCHE 235 

et dont lune ne saurait détruire l'autre ; car l'une, 
par laquelle la Volonté s'affirme dans les consciences 
individuelles et se repaît, dans Y épanouissement du 
drame et du panorama cosmiques, du spectacle de 
sa propre représentation, se réalise dans l'espace 
et dans le temps; elle engendre la vie phénoménale 
dont Schopenhauer a affirmé la pérennité en ces 
termes : « La forme de la vie, c'est le présent sans 
fin; » mais l'autre, par laquelle la Volonté, se niant 
en quelque conscience individuelle, marque sa 
lassitude du spectacle, ;se réalise, sans attenter à la 
première, dans le Nirvana, en dehors des formes du 
temps et de l'espace, en dehors des formes de toute 
connaissance. Dans les pages les plus intellectuel- 
les de son œuvre, Schopenhauer est allé jusqu'à se 
défendre de prendre parti pour Tune de ces attitu- 
des, celles qui affirme, plutôt que pour l'autre, celle 
qui nie la vie. « Exposer, dit-il, l'une et l'autre, 
affirmation et négation, les amener sous le jour de 
la raison, voilà le seul but que je puisse me pro- 
poser; quanta imposer l'un ou l'autre parti ou à 
le conseiller, ce serait chose folle et d'ailleurs inu- 
tile : la volonté est en soi la seule réalité purement 
libre, qui.se détermine par elle-même; pour elle 
pas de loi. » 
Ce texte fortifie les conclusions de cette étude ; il 



T .V*-W5^sWÎJÏ 



2 36 NIETZSCHE ET LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE 

démontre que chez ces deux grands esprits, Scho- 
penhauer et Nietzsche, il existe une sensibilité 
intellectuelle commune, où se réconcilient et s'im- 
pliquent les affirmations les plus véhémentes par 
lesquelles s'opposèrent Tune à l'autre deux sensibi- 
lités physiologiques de nature différente. 



NIETZSCHE ET LA PENSÉE FRANÇAISE 



1 



NIETZSCHE ET LA PENSÉE FRANÇAISE 



, Nietzsche comme réactif contre l'influence de la pensée 
étrangère sur l'esprit français, — II. L'œuvre de Nietzsche 
dans ses rapports avec celle de quelques écrivains français. 

— III. Les causes et la légitimité du grand retentissement 
de la philosophie de Nietzsche : causes propres à l'homme, 

— IV. Causes inhérentes à la race et au milieu. 



1 



Il est survenu à l'occasion de Nietzsche ce qui 
se manifeste à' l'apparition de toute pensée forte- 
ment originale et novatrice. Elle suscite d'abord 
une clameur de haro, elle est taxée d'extravagance. 
Après quoi, et lorsqu'il est trop tard pour l'étouffer, 
lorsqu'elle est parvenue à dominer le tollé et qu'elle 
a imposé par-dessus les huées son timbre particu- 
lier, c'est à qui en assimilera le son à telle ou telle 
autre résonnance déjà entendue : le reproche de 
banalité succède à. celui d'extravagance. C'est à 
cette seconde forme de l'hostilité, vouée à tout ce 

i5 



24o NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

qui tranche sur d'anciennes habitudes de pensée, 
que Ton voudrait répondre ici. 

Toutes les idées de Nietzsche, demande-t-on, 
ont-elles donc été exprimées par lui pour la pre- 
mière fois « depuis qu'il y a des hommes et qui 
pensent »? N'est-il pas possible de découvrir des 
analogies entre sa pensée et celle des sophistes 
grecs? Ne doit-il pas beaucoup à des moralistes 
de chez nous, La Rochefoucauld, Vauvenargues 
ou Montesquieu ? Un philosophe français, Guyau, 
n'est-il pas entré avant lui dans la voie qu'il semble 
inaugurer? L'Essai d'une Morale sans obligation 
ni sanction^ l'Irréligion de F avenir, ne sont-ils pas 
des livres où apparaissent les idées qui feront 
explosion dans Par delà le Bien et le Mal ou dans 
Zarathoustra? Sommes-nous donc fondés à faire 
en France un tel accueil à cette pensée étrangère 
alors que nous n'entendons pas la voix des nôtres 
ou semblons perdre le sens de leurs paroles ? N'y 
a-t-il pas lieu de penser que nous sommes atteints 
de ce mal évoqué par un personnage d'Ibsen 
« d'un délire d'adoration qui nous ferait rôder 
sans cesse avec un besoin inassouvi de toujours 
admirer quelque objet en dehors de nous-même »? 

L'attaque ici dévie un peu et le retentissement 
en France de l'œuvre de Nietzsche est présenté 



NIETZSCHE ET LA PENSÉE FRANÇAISE 24 1 

comme une de ces crises d'engouement qui nous 
éloignent de nous-mêmes et de nos propres sour- 
ces pour nous jeter à l'admiration du modèle 
étranger. Avant de préciser quelle est, dans son 
rapport avec la pensée de quelques-uns de nos 
philosophes, la valeur originale de Nietzsche, il 
semble donc nécessaire de répondre à cette forme 
plus générale de l'objection par laquelle on voudrait 
combattre et étouffer son influence. 

La réponse doit être ici très nette : car il s'est 
produit en effet chez nous une crise d'imitation au 
cours de laquelle notre pensée philosophique 
s'est conçue à l'image de la pensée philosophique 
allemande; cette crise, qui fut marquée par le 
triomphe du kantisme dans l'enseignement supé- 
rieur, qui a influencé beaucoup de bons esprits de 
second ordre, a laissé la marque de son passage 
jusque dans une intelligence aussi originale que 
celle de Renan. Or, la vogue de la philosophie de 
Nietzsche en France est précisément, il ne faut pas 
laisser s'établir là-dessus d'équivoque, une réac- 
tion contre le précédent engouement en faveur de 
la philosophie allemande. Toutes les voix qui s'é- 
lèvent contre l'œuvre de Nietzsche émam en t de phi- 
losophes ou d'écrivains qui ont subi plus ou 
moins cette influence allemande, et tandis qu'elles 



2^ NIETZSCHE ET LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE 

croient protester en faveur de l'esprit français, elles 
réclament, en réalité, en faveur de ce qui a pénétré 
d'allemand dans l'esprit français au cours de cette 
période d'imitation intellectuelle. 

La pensée de Nietzsche est, en effet, l'arme la 
plus meurtrière qui ait été aiguisée jamais contre 
le moralisme métaphysique de Kant. En même 
temps, et tandis que la crise d'imitation précédente 
nous détournait de nos grands hommes, — Mon- 
taigne, La Rochefoucauld, Montesquieu sont visi- 
blement inconciliables avec Kant — Nietzsche se 
réclamait de ces penseurs français, il exaltait le 
sentiment de notre grandeur par l'admiration qu'il 
exprimait à leur égard et nous faisait retrouver le 
chemin vers nous-mêmes. 

Voir dans la faveur dont Nietzsche est l'objet 
en France une crise d'engouement pour la pensée 
étrangère est donc le dernier des contre-sens. 
C'est une attitude de malade qui, méconnaissant 
son mal, méconnaît le remède, n'a d'appétit que 
pour ce qui peut entretenir et augmenter sa fièvre. 
En réponse à des insinuations de cette nature, il 
faut montrer sans cesse que le mouvement d'esprit 
nietzschéen est chez nous une réaction de l'esprit 
national en posture de se reconquérir, que Nietzs- 
che présente au génie français une image de lui- 



NIETZSCHE ET LA PENSÉE FRANÇAISE 243 

même propre à le fortifier en lui inspirant la plus 
haute idée de sa valeur. S'il, est vrai qu'il existe 
chez nous un état de dépression qui nous incite à 
nous dédaigner et à porter noire admiration au 
dehors il n'est point de suggestion plus efficace que 
celle qui se dégage de la lecture de Nietzsche pour 
nous rendre le bienfait de l'enthousiasme et de la 
confiance en nous-même. 

Aucun esprit n'a exprimé pour la culture fran- 
çaise plus vive admiration. Aucun surtout, ce qui 
est plus précieux encore, n'a étayé cette admira- 
tion, avec un merveilleux génie de psychologue 
et d'analyste, sur des motifs plus profonds, sur 
une connaissance plus subtile, sur une critique 
plus sûre. 11 faut ajouter enfin que sa qualité d'é- 
tranger, qui nous autorise à reproduire ses juge- 
ments sans pudeur, lui a permis aussi de discer- 
ner des éléments si naturellement essentiels à l'es- 
prit français, qu'aucun esprit français peut-être 
n'eût pu les voir. 

Nietzsche, rappelait-on déjà, au cours d'une 
réponse à l'enquête sur l'Influence allemande en 
France, Nietzsche a nommé la forme française 
« l'unique forme d'art moderne ». Il n'en voyait 
d'autres à mettre à côté, à travers les siècles d'his- 
toire où nous pouvons discerner les traits de la 

i5. 



244 NIETZSCHE ET LÀ RÉFORME PHILOSOPHIQUE 

face humaine, que la grecque. Sous cette rubrique, 
Livres européens : «Quand on lit Montaigne, dit-il, 
La Rochefoucauld, La Bruyère, Fontenelle (parti- 
culièrement les Dialogues des Morts), Vauvenar- 
gues, Chamfort, on à est plus près de l'antiquité 
qu'avec n'importe quel groupe de six auteurs d'un 
autre peuple » et après des éloges sur la forme et 
sur le fond des livres de ces écrivains, « qui con- 
tiennent plus d'idées véridiques que tous les livres 
de philosophie allemande ensemble », il conclut : 
« Mais pour formuler une louange bien intelligible, 
je dirai qu'écrites en grec, leurs œuvres eussent été 
comprises par des Grecs. » « Les Grecs les plus 
subtils, ajoute-t-il encore, eussent été forcés d'ap- 
prouver cet art, et il y a une chose qu'ils auraient 
même admirée et adorée, la malice française de 
l'expression (i). » 

Nietzsche ne prisait pas moins haut notre grand 
art classique. Il y voyait l'apogée d'une tradition 
qui, tant qu'elle se perpétua, dota les écrivains 
français d'une formule d'art, d'un moule pour la 
pensée, qui fit défaut aux autres peuples, et il 
tenait pour une école incomparable « la sévère con- 
trainte que les auteurs dramatiques français s'im- 
posaient par rapport à l'unité d'action, de lieu et 

(i) Le Voyageur et son Ombre, Ed. du Mercure de France, p. 346. 



NIETZSCHE ET LA PENSEE FRANÇAISE 2^5 

de temps, à la structure du style, du vers et de la 
prose, au choix des mots et des pensées (i) ». 
Donnant la définition de Fart, tel qui le conçoit 
dans sa perfection, « voilà Part, dit-il, tel que 
Goethe le comprenait tardivement, tel que les Grecs 
et aussi les Français le pratiquaient ». 

L'admiration de Nietzsche pour nos grands 
hommes s'exprime en mainte page. Il est tout 
pénétré de la pensée française. La première édi- 
tion de Humain, trop humain, était accompagnée, 
en guise de préface, d'une page de Descartes et le 
livre était dédié à la mémoire de Voltaire, en qui 
il voyait, « par contraste avec tout ce qui Vint 
après lui, un grand seigneur de l'esprit ». « Le 
nom de Voltaire, disait-il, sur un écrit de moi c'est 
là, en réalité, un progrès vers moi-même (2) ». Et 
ce qu'il estimait au plus haut point chez Voltaire, 
c'est ce don, où il voyait le sceau de l'esprit fran- 
çais, d'associer des contrastes dans une mesure 
harmonieuse, de concilier des qualités opposées 
dans une réussite parfaite. C'est dans ce sens qu'il 
dit de Voltaire qu'il sut joindre « la plus haute 



(1) Humain, trop humain. Ed. du Mercure de France, p. 337. 
(a) Fragment cité par M. Henri Albert, dans Humain, trop hu- 
main, p. 4$4- 



246 NIETZSCHE ET LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE 

liberté d'esprit et une disposition d'esprit absolu- 
ment non révolutionnaire (i) ». 

C'est dans ce sens aussi qu'il faut apprécier cet 
éloge singulier sous la plume de Nietzsche, et si 
curieusement nuancé, des différentes formes qu'a 
revêtues chez les grands individus en France le 
sentiment chrétien. L'anti-chrétien, qu'est tout 
Nietzsche, fait place à l'artiste et au psychologue 
qui énumère avec une admiration minutieuse ces 
conciliations extraordinaires du sentiment chrétien 
avec la vie que réalisèrent un Pascal, un Fénelon, 
,M me Guyon ou l'abbé de Rancé, le fondateur de la 
Trappe. Ce qui le frappe d'admiration, c'est le fait 
même de la réussite, le pouvoir de mettre au jour 
une œuvre achevée, d'exprimer une conception 
dans une pratique. « Les formes les plus difficiles 
à réaliser de l'idéal chrétien, dit-il au sujet de la 
France, n'y sont point demeurées à l'état de con- 
ception, d'intention, d'ébauche imparfaite (2). » Il 
admire dans Pascal « l'union de la ferveur, de l'es- 
prit et de la loyauté », et « que l'on songe, ajoute- 
t-il, atout ce qu'il s'agissait d'allier ici ». Fénelon 
lui apparaît comme l'expression la plus parfaite et 
la plus séduisante de la culture chétienne, « un 

(1) Humairiy trop humain, p. 239. 

(2) Aurore, Ed. du Mercure de France, p. 206^ 



NIETZSCHE ET LA PENSEE FRANÇAISE 2/j7 

moyen terme sublime, dont, comme historien, on 
serait tenté de démontrer l'impossibilité tandisqu'en 
réalité il ne -fat qu'une perfection d'une difficulté 
et d'une invraisemblance infinies. » Et ce philoso- 
phe qui, parmi toutes les manifestations de l'es- 
prit chrétien a avoué au protestantisme l'aver- 
sion la plus forte, exalte le Huguenot français, 
« le plus bel alliage d'esprit guerrier et d'amour 
du travail, de mœurs raffinées et de rigueur 
chrétienne ». De Port-Royal, il dit que cette 
société de religieux fit assister à la dernière florai- 
son de la haute érudition chrétienne « et pour ce 
qui est de la floraison, en France, souligne Niet- 
zsche, les grands hommes s'y entendent mieux 
qu'ailleurs ». Tout ce morceau qui a pour titre: 
Désirer des adversaires parfaits , n'est pas moins 
curieux, ni moins délicatement élogieux dans ses 
conclusions que dans ses prémisses : Nietzsche y ex- 
plique comment les esprits libres en France, ayant 
toujours livré bataille à de vrais grands hommes, 
ont dû s'affirmer et s'élever à la plus haute puis- 
sance pour triompher de ces adversaires parfaits. 
Voici pourquoi, dit-il, « ce peuple qui possède les 
types les plus accomplis de la chrétienté engendra 
nécessairement aussi les types contraires les plus 
accomplis de la libre-pensée anti-chrétienne ». 



248 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

Il est à noter que tout ce que Nietzsche loue sans 
réserve, parmi les manifestations diverses de la 
civilisation française, c'est ce qui s'y rencontre d'es- 
sentiellement et d'exclusivement français, avant 
tout les mœurs, la littérature, les arts des -xvi e et 
xvn e siècles. Voltaire lui apparaît comme un des 
derniers représentants delà grande tradition fran- 
çaise dont il retrouve en Stendhal l'écho ressuscité. 
Il a conscience de la crise d'imitation, tant anglaise 
qu'allemande, subie par l'esprit français depuis cent 
cinquante ans et discerne très nettement les points 
où le génie français a cédé. Nul n'a mieux senti 
que lui la déformation infligée à la mentalité fran- 
çaise par l'infiltration de ce que M. Maurras a 
nommé les idées suisses. Aussi, contre cet engoue- 
ment qui nous a jetés au xvin e siècle et au xix e siè- 
cle à l'imitation des idées anglaises et de la philoso- 
phie allemande, la perspicacité de Nietzsche cons- 
titue-t-elle le meilleur des antidotes. « Le malheur, 
résume-t-il en un bref aphorisme, des littérateurs 
allemands et français des cent dernières années 
vient de ce que les Allemands sont sortis trop tôt 
de l'école des Français — tandis que plus tard les 
Français sont allés trop tôt à l'école des Alle- 
mands (i). » Dans tous ses jugements sur l'art et 

(i) Le Voyageur et ton Ombre f p. a8a. 



NIETZSCHE ET LA PENSEE FRANÇAISE 2%$ 

sur les formes les pins hautes et les plus diverses 
delà culture, il en appelle constamment de la France 
défigurée par des influences étrangères à la France 
rayonnant de l'éclat de son propre génie. Il faut 
retenir, entre toutes, cette protestation véhémente 
qu'il a formulée dans Par delà le Bien et le Mal 
au chapitre des Peuples et Patries : « Contre la 
mode d'aujourd'hui et contre les apparences il faut 
défendre cette proposition qui est de simple hon- 
nêteté historique et n'en pas démordre : tout ce 
que l'Europe a connu de noblesse, noblesse de la 
sensibilité, du goût, des mœurs, noblesse en tous les 
sens élevés du mot, tout cela est l'œuvre et la créa- 
tion propre de la France (i). » S'il situe d'ailleurs 
surtout dans le passé, au xvi e et au xvn e siècle, nos 
périodes de grandeur, il sait discerner ce qui per- 
siste encore de raffiné dansla culture française con- 
temporaine, il constate l'avance prise par notre 
civilisation sur celle des autres peuples d'Europe 
et il distingue, chez une élite, cette musique de 
chambre où il reconnaî* le ton de la supériorité 
ancienne. 

Les quelques citations fragmentaires que l'on 
vient de rassembler ici ne sont . point exception- 

(i) Le Voyageur et son ombre, p. 379. 



250 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

nelles dans l'œuvre de Nietzsche, et si on les a 
choisies le plus concluantes et le plus typiques que 
Ton a pu, elles n'en expriment pas moins, et sans 
aucun grossissement, l'essentiel et le définitif de la 
pensée du philosophe sur l'esprit français : il eût 
été aisé d'en augmenter le faisceau. Telles quelles, 
elles suffisent, semble-t-il, pour répondre aux insi- 
nuations qui eussent voulu faire voir, dans la 
grande vogue de la philosophie de Nietzsche, un 
phénomène d'engouement en faveur de la pensée 
étrangère. Elles suffisent à montrer, dans la philo- 
sophie de Nietzsche, ce pour quoi on la donne : un 
principe d'exaltation de la pensée française, une 
réaction contre la crise d'imitation anglaise et alle- 
mande, telle qu'elle s'est exprimée dans le kantisme 
universitaire aussi bien que dans des théories 
humanitaires contre lesquelles on serait tenté d'in- 
voquer avec Nietzsche ce principal grief, qu'elles 
attentent à la grandeur de l'humanité. 



II 



Il faut donc constater que la pensée de Nietzsche 
est d'inspiration nettement française et qu'elle nous 
ramène à nous-mêmes. Cette constatation tend-elle 




NIETZSCHE ET Li PENSEE FRANÇAISE 



donc à enlever à son œuvre une part de sa valeur 
originale? Nullement, mais elle exige que l'un 
détermine le caractère précis de cette originalité 
et que Ton réponde aux objections qui opposent 
à Nietzsche des noms français récents. On croit 
pouvoir établir le compte de chacun sans faire tort 
à aucun. 

En frappant avec force sur l'esprit des lecteurs, 
en donnant du ton et un relief singulier à toutes 
les idées qu'il exprima, Nietzsche a conféré une 
vie nouvelle et une importance nouvelle à des idées 
dont quelques-unes avaient été exprimées avant 
lui par quelque penseur ou quelque philosophe. 
Celles-ci, inaperçues jusque-là, ont commencé h 
briller dans l'ombre où les avait reléguées, non la 
médiocrité des penseurs qui les avaient conçues, 
mais la mauvaise orientation de l'esprit public en 
proie à cette crise d'imitation contre laquelle -Nietz- 
sche a précisément réagi. Si son génie n'eût été du 
meilleur titre, Nietzsche eût payé peut-être dune 
part de sa gloire ces réhabilitations tardives dont il 
fut bien le promoteur.il reste, un tel danger n'étant 
point à redouter, qu'il est permis de se réjouir de 
ces revendications en faveur de quelques-uns de 
nos écrivains dont le mérite avait été méconnu ou 
n'avait pas été apprécié aussi haut qu'il eût été 



2Ô2 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

équitable. Il est permis de s'en réjouir, même lors- 
qu'elles se sont exercées jusqu'à l'injustice, au 
détriment du philosophe qui les avait rendues pos- 
sibles. 

M. Fouillée a élevé la voix en faveur de Guyau, 
dont l'œuvre n'eut pas chez nous en dernier lieu 
tout le retentissement que méritaient la noblesse, 
l'élévation et le son nouveau aussi de sa pensée. 
D'autres rapprochèrent des théories ethniques de 
Nietzsche celles du comte de Gobineau, où il est 
fort vraisemblable que Nietzsche trouva un excitant 
pour sa propre pensée ; il n'y a qu'à se féliciter de 
cette justice tardive rendue à ce nom français dont 
l'Allemagne nous renvoie l'écho. D'autres enfin 
firent entendre le grand nom de Taine : on ne sau- 
rait dire, il est vrai, que ce nom ait été oublié chez 
nous ni qu'il n'y ait reçu une digne consécration ; 
pourtant lorsque, avec le recul de quelques années, 
on considère l'œuvre de Taine philosophe, il faut 
constater que les deux volumes de F Intelligence 
composent un bréviaire de l'esprit scientifique aux 
prises avec les problèmes de la connaissance auquel 
rien d'essentiel n'a été ajouté depuis. Et s'il faut 
mesurer la grandeur d'une œuvre à l'horizon qu'elle 
embrasse, il semble que l'œuvre de Taine aille 
encore chaque jour grandissant, à mesure que 






NIETZSCHE ET LA PENSEE FRANÇAISE 



l'effort des savants et des penseurs, tandis qu'il 
s'éloigne vers des recherches nouvelles, ne cesse 
de se montrer déterminé par les cadres que traça 
cette pensée méthodique. 

Dans un très intéressant article de la Revue 
bleue (i),M. Francis de Miomandre a comparé Tho- 
mas Graindorge et Zarathoustra. On ne saurait 
souscrire absolument à toutes ses appréciations 
sur Nietzsche : si grande que soit la part de vérité 
qu'elles comportent, d'un si réel intérêt psycholo- 
gique qu'elles soient, il y a toujours quelque chose 
déplus chez Nietzsche que ce qu'y distingue M. de 
Miomandre, même lorsqu'il s'efforce de lui rendre 
toute justice. Mais ce dont on lui sait gré sans res- 
triction, c'est du haut éloge de Taine que contien- 
nent ces pages de critique excellente et c'est aussi 
de prolester contre l'envahissement de la gloire de 
Nietzsche avec de si justes raisons qu'on ne sau- 
rait trouver un meilleur terrain pour exposer, sous 
son vrai jour, la légitimité de ce prestige. 

M. de Miomandre voit en Taine et en Frédéric 
Nietzsche des représentants d'une même doctrine, 
le déterminisme, et il invoque en faveur de Taine un 
droit d'antériorité. Historiquement, dit-il, Nietzs- 



p) 17 octobre iqo3. 



254 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

che vient après Taine et, logiquement, il en pro- 
cède. Sans que le génie de Nietzsche lui paraisse de 
ce fait diminué, il lui semble que sa valeur stricte- 
ment philosophique en soit atteinte et que Nietzs- 
che, poète, écrivain et lyrique de premier ordre, 
soit un philosophe de seconde main. 

A cela il faut répondre que l'antériorité de Taine 
par rapport à Nietzsche n'est pas pour établir la 
supériorité, fût-ce au point de vue purement techni- 
que, de l'un sur l'autre. Il ne s'agit pas, en effet, 
avec le déterminisme, et M. de Miomandre ne l'i- 
gnore pas, d'une découverte en matière philoso- 
phique, mais pour Taine, ainsi que pour Nietzsche, 
de l'application systématique d'un point de vue 
tombé dans le domaine commun de l'intelligence. 
Or, ce point de vue que connurent, sous d'autres 
noms, les philosophies les plus anciennes, est 
nécessité au regard purement philosophique, pour 
toute pensée européenne, par les aboutissants logi- 
ques de la Critique de la Raison pure. Tous les 
arguments théoriques propres à réduire l'univers à 
un système de causes et d'effets, à condamner la 
recherche des causes premières et à supprimer l'in- 
tervention des explications métaphysiques ont été 
exposées par Kant avec méthode et clarté. Avec 
Kant, et à employer une expression chère à Nietzs- 



NIETZSCHE ET LA PENSEE FRANÇAISE 255 

• 

che, on peut dire que la métaphysique, en tant que 
science théorique, 6'est détruite par auto-suppres- 
sion. L'effort postérieur de Kant pour donner à la 
morale un soutien métaphysique, s'il a eu de lour- 
des conséquences par son action sur toutes les sen- 
sibilités religieuses, est demeuré lettre morte auprès 
de toute pensée indépendante du souci dogmati- 
que. Aussi,malgré sa volonté dernière, Kant demeu- 
re-t-il, en raison de ses dons techniques, au point 
de vue théorique du moins, l'ancêtre de l'esprit 
scientifique moderne même lorsque l'on en étend, 
contre le gré de son auteur, la conception maîtresse 
et les méthodes jusqu'aux phénomènes du monde 
moral. Sous le jour de cette conception, Taine, 
Guyau, Nietzsche ne peuvent être classés les uns 
par rapport aux autres suivant un ordre d'antério- 
rité; ils occupent le même rang se placent au même 
degré sur l'arbre généalogique où se rencontrent 
leurs auteurs communs, Kant, dans le domaine de 
la pensée analytique, les grands penseurs français 
du xvi e siècle et du xvn e siècle depuis Rabelais 
et Montaigne jusqu'à la Rochefoucauld et Pascal, 
dans le domaine de la culture générale et de la flo- 
raison en quelque sorte spontanée de l'esprit. 

11 ne serait pas plus équitable d'ailleurs, pour les 
motifs généalogiques que Ton vient d'invoquer, 



256 NIETZSCHE ET LA> REFORME PHILOSOPHIQUE 

d'attribuer à Nietzsche la paternité de conceptions 
pareilles aux siennes, l'éclosion d'une mentalité 
semblable à la sienne chez des penseurs qui furent 
ses contemporains ou qui vinrent après lui, dont 
la plupart ignorèrent son œuvre, à l'époque de la 
formation de leur pensée. Il ne faut donc attribuer 
à Nietzsche ni des ancêtres, ni des descendants qui, 
les uns et les autres, viennent avec lui sur un même 
plan, au regard de certaines notions, patrimoine 
déjà commun de tous, legs antérieur de la pensée 
humaine. Nietzsche ne tient pas de Taine sa con- 
ception déterministe du monde. Il n'en est pas non 
plus l'inventeur. Il reste qu'il faut chercher ailleurs 
les raisons du retentissement de sa pensée (i). 



III 



Quelques réflexions semblent propres à faire 



(i) 1) faut d'ailleurs noter que s'il s'agissait de démontrer l'origi- 
nalité de la philosophie de Nietzsche par la nouveauté de sa doc- 
trine, ce n'est pas le fait d'avoir soumis le monde moral à l'évalua-, 
tion déterministe qu'il faudrait invoquer, mais bien plutôt sa tenta- 
tive en vue de dépasser l'évaluation déterministe, sa conception du 
déterminisme, comme moyen de connaissance, comme artifice et 
comme fiction, ainsi qu'elle est exposée notamment au deuxième tome 
de la Volonté de Puissance : [Aph. 280. « Pour combattre le 
déterminisme. » 



NIETZSCHE ET LA PENSÉE FRANÇAISE Z^J 

pénétrer les causes de ce grand renom de Nietzsche^ 
et à le justifier. Aussi bien, quelques-unes de ces 
causes sont inhérentes au génie de l'homme, d'au- 
tres, dont l'importance n'est point négligeable, sont 
d'ordre historique, elles participent du milieu et 
des circonstances. 

Ce qui distingue Nietzsche, indépendamment 
de son génie philosophique et lyrique, c'est la 
valeur qu'il sut reconnaître et le rang qu'il attri- 
bua au groupe d'idées auxquelles il a lié son nom. 
Au regard d'un esprit érudit, aucune idée n'est 
absolument neuve et il est toujours possible au 
chercheur d'en découvrir la trace en quelque 
démarche de la pensée antérieure. Mais le fait 
d'avoir aperçu une idée, de l'avoir notée dans une 
incidence, ne suffit pas pour conférer un brevet 
d'invention. Ce qui emporte un droit privilégié sur 
une idée, c'est d'en avoir mesuré l'importance, de 
l'avoir située à sa place hiérarchique, d'avoir mon- 
tré les conséquences qu'elle entraîne, ce qu'elle 
détruit, ce qu'elle instaure, — c'est d'en avoir fait 
la pierre angulaire d'un système. Or, c'est là l'œu- 
vre de haut discernement que Nietzsche a accom- 
plie à l'égard d'un groupe d'idées qu'il a rassem- 
blées en faisceau, sur lesquelles il a contraint les 
regards de se fixer, en les produisant sous leur 



258 NIETZSCHE ET LA REFORMÉ PHILOSOPHIQUE 

forme le plus outrancière, en les opposant de la 
façon la plus violente aux conceptions en cours. 
C'est ainsi que le déterminisme est devenu dans sa 
doctrine négation des idées bien et mal, condamna- 
tion de la morale, du Ghritianisme et de la Philo- 
sophie, et, sous sa forme positive, exaltation du 
fait de force exprimé par cette métaphore mytho- 
logique : Volonté de puissance. 

Taine et Nietzsche ont construit leur œuvre sur 
ce terrain du déterminisme acquis par l'esprit 
humain avant leur venue. Mais ils ont construit 
l'un et l'autre une œuvre qui, supposant les mêmes 
assises, est pourtant absolument différente. Taine 
n'est point sorti du domaine théorique ; il a fait 
application au détail des sciences des principes de la 
critique; il a fixé quelles sont, pour la science, pour 
la faculté de connaître, les conséquences du déter- 
minisme, il a indiqué sous quel jour doivent être 
étudiés désormais tous les phénomènes du monde, 
tant ceux du monde physique que ceux du monde 
psychologique ou moral, mais il n'a cherché à tirer 
du déterminisme aucune des conséquences qu'il 
peut engendrer dans le domaine de la moralité 
humaine. Si, vers la fin de sa vie, Taine s'est montré 
préoccupé de cette influence possible des théories 
déterministes sur les mœurs, c'est pour s'en ef- 



NIETZSCHE ET LA PENSEE FRANÇAISE 269 

frayer, c'est pour en écarter le danger. Sa conver- 
sion aux idées protestantes, à laquelle il faut atta- 
cher un sens purement politique, trahit ce souci et 
cet effroi. Il a pensé que les formes protestantes de 
la croyance étaient un mensonge mieux déguisé et 
plus acceptable pour la mentalité contemporaine 
que les formes catholiques, et, mû par une préoc- 
cupation sociale, par un souci de mattre, désireux 
de conserver et de maintenir les hautes formes de 
la civilisation, il a sanctionné de son adhésion le 
mensonge utile. 

Sous Pinspiration d'un même parti pris en 
faveur de la vie sociale, hautement ordonnée, Nietz- 
sche a adopté une attitude absolument contraire. 
Il en faut attribuer la cause à une appréciation toute 
différente quant à la solidité et à l'efficacité des 
mensonges au moyen desquels la société contem- 
poraine s'efforce encore d'imposer la fiction mo- 
rale sur laquelle elle repose. A tort ou à raison, 
Nietzsche estime que ces mensonges n'ont plus de 
force, que l'esprit européen, dans sa masse, ne peut 
plus être illusionné par eux, en sorte qu'ils vont 
directement contre la fin qu'ils voudraient procu- 
rer. Ils excitent à la révolte des volontés auxquel- 
les ils n'avaient réussi à imposer certaines con- 
traintes qup par la crédulité qu'ils avaient jusque- 

16. 



2Ô0 NIETZSCHE ET LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE 

là rencontrée. Un mensonge ne vaut que dans la me- 
sure où il trompe : ilpeutêtre, dans ces conditions, 
excellent, car il peut agir alors comme moyen d'u- 
nification et de convergence, comme principe d'or- 
dre. Il est détestable etdaqgereux dès qu'il n'emporte 
plus Tillusion qui faisait sa force; c'est alorsquela 
vérité se venge; la vérité quijn'est]peut-être pas autre 
chose que l'instinct de ressentiment contre tout men- 
songe devenu impuissant à faire son office. Telle est la 
cause de l'ardeur destructrice qui soulève Nietzsche 
contre toutes les valeurs morales ayant encore un 
cours officiel parmi les sociétés européennes. Ce 
qu'il leur reproche c'est que le mensonge sur lequel 
elles se fondent ne trompe plus les consciences. 
Ce mensonge joue ainsi le rôle, à l'égard de Tordre 
social et de la civilisation supérieure, de l'épine qui 
s'enfonce dans l v a main s'appuyant sur elle comme 
sur un bâton. Toutes ces valeurs morales sont, 
selon Nietzsche, les causes du nihilisme européen. 
Les raisons pour lesquelles il les combat sont donc 
les mêmes pour lesquelles un Taine les soutient 
et essaie de les réparer. C'est pour un même motif 
aussi que Nietzsche s'élève principalement contre 
les formes les plus récentes du mensonge social, 
formes protestantes, formes rationalistes, celles-là 
mêmes auxquelles Taine adhérait, vers lesquelles 



NIETZSCHE ET LA PENSEE FRANÇAISE 



s'orientèrent de bonne foi, contraints par les be- 
soins de la sensibilité ancienne, le néo-kantisme d'un 
Renoiivier et le spiritualisme, d'origine également 
kantienne, des philosophes universitaires. Nietz- 
sche ne voit, dans cet effort en vue de rationaliser 
les anciens dogmatismes, que des moyens de pro- 
longer le malaise. Toutes les valeurs anciennes 
sont actuellement sans force. « Les tentatives pour 
éviter le nihilisme sans transmuer ces valeurs pro- 
voquent, dit-il, le contraire, amènent le problème 
à un état aigu (i) » et il estime que ce qui donne 
le ton à notre époque, c'est l'esprit d'analyse, 
c'est tout ce qui corrode et détruit de faux sou- 
tiens, aux ais disjoints, impuissants désormais à 
supporter l'édifice social qui se lézarde au-dessus 
d'eux. 

Cette appréciation est de toute importance à 
connaître pour juger l'œuvre de Nietzsche, 
qu'on l'accepte ou non, elle seule explique com- 
ment cet esprit, le plus hiérarchique qui soit, est 
en même temps le ferment de dissociation le plus 
violent. 

Au point de vue qui nous intéresse, cette ap- 
préciation de Nietzsche sur le temps présent § 



(1 La Volonté de Puissance, tome I, p. 4a. 



2Ô2 NIETZSCHE ET LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE 

eu* cette conséquence : l'instinct de connaissance 
qui est proprement un instinct d'analyse, enclin à 
divulguer ce qui entre de croyance injustifiée, de 
parti pris et d'illusion volontaire en toute réalité 
morale ou sociale, l'instinct de connaissance, qui 
se voit d'ordinaire combattu par l'instinct vital, a 
agi ici de concert avec cet instinct positif auquel il a 
su persuader qu'il importait de tout détruire et de 
faire place nette pour reconstruire ensuite des cités 
nouvelles sur les décombres du vieux monde. De 
cette alliance résulte dans la philosophie de Nietz- 
sche un ton absolument différent de celui que Ton 
observe chez d'autres philosophes qui lui ressem- 
Ut?rn, quant au contenu purement intellectuel de la 
doctrine. Avec Taine, a-t-on dit, le déterminisme 
ne sort point du domaine de la connaissance; c'est 
Uïi point de vue pour intellectuels et pour savants, 
qu'il n'y a pas lieu d'introduire dans les mœurs r 
qu'il est même préférable de masquer au regard 
des sociétés humaines. Guyau tente l'entreprise 
tivs intéressante de fonder une morale en dehors de 
la morale, sur les bases mêmes du déterminisme. 
C'est, bien là, semble'-t-il, la véritable initiative 
qui reste actuellement à assumer et il peut se faire 
que l'entreprise de Guyau, sur laquelle on revien- 
dra, ne soit paç irréalisable. Ce qu'il semble de 



NIETZSCHE ET LA PENSEE FRANÇAISE 2î63 

cette tentative, au point de vue du retentissement 
qu'elle pouvait obtenir, c'est qu'elle fut prématu- 
rée. Guyau tient déjà pour acquis les points prin- 
cipaux d'une doctrine qui n'est admise que par 
quelques esprits d'avant-garde, qui, même chez 
ces adeptes, ne dirige que la spéculation et aban- 
donne, dans Tordre pratique, le gouvernement de 
la conduite à des idées tout opposées; aussi n'ap- 
porte-t-il pas dans sa dialectique cet élément dévas- 
tateur, nécessaire pour faire place nette, et pour 
permettre d'élever sur un sol déblayé les construc- 
tions nouvelles dont il proposait le plan. Guyau 
n'a été entendu que du public délicat qu'il eût sans 
doute choisi. Volontairement, il s'abstient d'une 
propagande plus large. 

Chez Guyau d'ailleurs, comme chez Taine, il y 
a encore dissociation et, dans une certaine mesure, 
opposition entre les modes de l'intelligence et ceux 
de la sensibilité. Chez Nietzsche, au contraire, pour 
les raisons que l'on vient d'exposer, il y a alliance 
entre ces deux modes de l'activité individuelle. À 
rencontrer ainsi un allié et Un excitant où il ren- 
contrait jusque-là un adversaire et un frein, l'ins- 
tinct de connaissance a pris dans l'œuvre de Nietz- 
sche un élan incomparable. Que l'on imagine le génie 
d'un Galilée, servi et exalté, au lieu d'être refréné, 



2 64 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

par le principe d'autorité qui l'entrava, que Ton 
conçoive surtout que Nietzsche ruine et détruit avec 
la bonne conscience d'un constructeur, qu'il entre- 
voit la haute tour que Solness prématurément a 
voulu construire, et, qu'il apprécie comme une 
condition de cette future édification la ruine de 
touC l'ancien ordre de choses. 

Un tel état d'esprit est tout autre que celui d'un 
Taine ou d'un Guyau; il engendre de tout autres, 
conséquences. Il a eu ici pour résultat qu'au lieu de 
s'arrêter sur le seuil des mœurs, Nietzsche a fait 
des mœurs le principal objectif de sa philosophie. 
Créer des mœurs lui apparaît l'œuvre la plus haute 
d'une civilisation. C'est pourquoi, tandis que ses 
prédécesseurs se défendent et se font scrupule 
d'exercer une action sur la sensibilité, Nietzsche 
agit directement sur la sensibilité. 

C'est ce qu'a bien vu M. de Miomandre,et il situe 
en cette circonstance la cause qui, selon lui, 
détruira injustement mais fatalement l'équilibre 
qu'il a tenté d'établir entre les titres de Thomas 
Graindorge et ceux de Zarathoustra. On ne se pro- 
pose pas de contribuer à rompre cet équilibre en 
cette étude où Ton s'efforce seulement à partager 
des domaines; mais il a paru nécessaire de mon- 
trer les dessous politiques de l'attitude dç Itfietzsche, 



NIETZSCHE ET LA PENSEE FRANÇAISE 2 65 

pour donner tout son prix à cette démarche déci- 
sive et qu'aucun philosophe digne de ce nom n'osa 
avant lui, cette démarche par laquelle il introduit 
Immoralisme, sous la forme du déterminisme, dans 
le domaine des mœurs. Avec Nietzsche se crée si 
Ton peut dire une sensibilité déterministe; un mode 
de sensibilité est substitué à un autre. C'est là le 
fait important. 

Le premier, Nietzsche tire des conséquences 
pratiques de conclusions intellectuelles qui s'él aient 
jusque-là développées à côté et indépendamment 
de toute réalité, qui n'avaient agi sur les mœurs 
que pour les mettre en garde contre la conception 
nouvelle qu'elles apportaient, pour susciter, sur 
des terrains nouveaux, une défense désespérée de 
la moralité ancienne. 

La grande originalité de Nietzsche consiste donc 
en une appréciation qui détermine une attitude 
active : tout l'effort spiritualiste, prononce-t^il, va 
contre son propre vœu; les tentatives pour éviter 
le nihilisme en conservant et en perfectionnant les 
formes anciennes et inefficaces du mensonge « pn> 
Voquent le contraire et amènent le problème à un 
état aigu ». En portant ce jugement, en déduisant 
de ce jugement une pratique, Nietzsche a dépassé 
les limites dç la spéculation purement intellectuelle ; 



* 



2Ô6 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

il a assumé une initiative et une responsabilité et 
c'est pour cela qu'il remue si profondément les 
consciences. 

Il y a donc dans l'œuvre du philosophe un prin- 
cipe étranger à la philosophie et il n'y a pas à 
craindre d'interpréter Nietzsche à contre-sens en 
relevant ce fait, ni d'altérer l'image qu'il aimait à 
se composer de lui-même : on a montré, en l'étude 
précédente, que Nietzsche tire son principal titre 
de gloire d'avoir donné un sens nouveau au mot 
philosophe, d'avoir fait du philosophe le créateur 
des valeurs nouvelles. Mais comme il est par-des- 
sus tout un esprit philosophique, il est arrivé ceci 
que cet élément étranger à la spéculation intellec- 
tuelle, introduit par lui dans la spéculation, a fait 
prendre à la philosophie de l'instinct de connaissance 
un essor considérable. 

On n'examinera pas ici la valeur de l'apprécia- 
tion portée par Nietzsche sur les valeurs européen- 
nes en cours. Ces valeurs sont-elles, comme il le 
juge, des causes fatales d'affaissement pourles civi- 
lisations humaines ? Le haut civilisé doit-il ache- 
ver de les ruiner? doit-il au contraire s'efforcer de 
les faire respecter en réparant le mensonge qui 
les couvre ? Ce sont là des questions passionnantes, 
mais que l'on écarte momentanément. Ce que l'on 



( " 

m 



NIETZSCHE ET LA PENSEE FRANÇAISE 267 

veut seulement retenir, c'est qu'en présentant comme 
un danger pour la civilisation ces valeurs morales qui, 
tenues pour vraies par les uns, pour fausses par les 
autres, étaientconsidérées,parles uns et les autres, 
comme les soutiens de toute civilisation, Nietzsche 
a conféré aux négations philosophiques une force 
et une autorité qu'elles ne possédaient pas aupa- 
ravant. Tout ce qui fut dit jusque-là à voix basse 
s'enrichit dans son œuvre d'une sonorité multipliée. 
Des voix, qui étaient jusque-là des murmures et ne 
laissaient entendre que des conversations chucho-r 
tées dans quelques groupes, s'élèvent maintenant 
d'une estrade. Cette estrade, il faut reconnaître 
qu'elle a été dressée par Nietzsche. Grâce à la 
démarche qu'il a faite hors de la philosophie, grâce 
à l'appréciation hasardée qu'il a émise, la philo- 
sophie de l'Instinct de connaissance telle que dar\s 
De Kant à Nietzsche on s'efforça de la décrire, a 
pu atteindre sa forme la plus parfaite. Elle béné- 
ficie à l'heure présente d'une liberté de se produire 
qu'elle n'a pas encore connue et dont il faut peut- 
être se hâter de jouir. Qui sait si cette liberté n'est 
pas engendrée par des circonstances qui composent 
un moment unique dans l'histoire ? Qui sait si elle 
est compatible avec la vie des sociétés? N'appar- 
tient-il pas à l'Instinct de connaissance de savoir 



2 68 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

que la vie a des exigences plus impérieuses que les 
siennes propres, de pressentir que des formes nou 
velles ou seulement renouvelées du mensonge par- 
viendront peut-être un jour à s'emparer des esprits 
pour rendre possibles de nouvelles périodes hu- 
maines, qu'elles élèveront peut-être de nouvelles 
barrières contre la liberté d'analyse et créeront de 
nouveaux tabous ? 



IV 



On vient de dire par suite de quelles actions et 
réactions l'intelligence et la sensibilité se sont com-» 
binées chez Nietzsche de façon à composer l'origi- 
nalité tranchante de sa philosophie. Qn a fait ainsi 
la part de ce qui lui est strictement personnel dans 
le succès de son œuvre. Qu'on y ajoute cependant 
le génie, c'est-à-dire l'extraordinaire puissance 
d'expression, analytique et lyrique, qui lui a per- 
mis de faire entendre et d'imposer le son distinct 
que rendait son tempérament frappé parles idées. 
Il reste à faire la part des circonstances, qui ont 
contribué à rendre possible l'œuvre et sa réussite 
triomphale. 

La première de ces circonstances ne peut encore 



NIETZSCHE ET LA PENSÉE FRANÇAISE 269 

à vrai dire être entièrement détachée de lui : elle 
consiste en ce qu'il y a d'allemand dans son tempé- 
rament. Plutôt que la part des circonstances, c'est 
donc ici la part distincte de la race. C'est ce tem- 
pérament propre à sa race que lui a permis de 
dépasser, comme il Ta fait, les limites de la pensée 
spectaculaire pour prendre parti et pour exercer 
une action dans un sens déterminé, qui lui a per- 
mis de cesser soudainement de décrire comment 
les choses se passent pour faire en sorte qu'elles se 
passent de telle ou telle façon. 

Les raisons d'ailleurs qui ont déterminé Nietz- 
sche à accomplir cette démarche hors du territoire 
intellectuel sont d'ordre purement intellectuel. 
Etant allé jusqu'au bout de l'intellectualisme, il a 
reconnu que le dernier mot de la faculté de com- 
prendre, ayant fait le tour d'elle-même, est de 
constater son impuissance créatrice et d'estimer 
seuls efficaces pour tout ce qui touche à l'inven- 
tion de l'être et de ses formes, les partis pris 
aveugles du tempérament. C'est volontairement et 
sciemment qu'il a dépassé l'intellectualisme. Cette 
réserve faite, c'est pourtant à la fougue allemande 
de son tempérament qu'il faut faire appel pour 
expliquer comment, ayant, d'un point de vue intellec- 
tuel, conclu à la supériorité de l'acte sur les opéra^ 



2J0 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

tions purement intellectuelles où l'énergie tout 
entière d'un être se transforme en miroir de ce qui 
est, il a fait application de ce théorème à sa propre 
conduite, comment il a pris parti et a formulé son 
appréciation sous forme d'ariathème à rencontre 
des valeurs chrétiennes, comment il a attaqué tout 
un ordre de choses avec les fanfares de son lyrisme 
et le fer tranchant de ses analyses. C'est là en effet 
ce qu'aucun esprit supérieur, en France, dans le 
domaine de la pensée, n'eût été libre de faire, fût- 
ce poussé par une inclination personnelle. Mépris 
aristocratique de l'homme de pensée à l'égard 4 e 
l'acte, sentiment critique de son impuissance à le 
bien accomplir, respect des spécialisations de l'é- 
nergie, on s'abstiendra de trancher ici de la nature 
précise et de la valeur des mobiles, pour constater 
seulement, comme un fait et comme une fatalité, 
avec les avantages et peut-être les inconvénients 
intellectuels qu'elle emporte, cette impossibilité, 
pour un penseur de notre race, d'exercer volontai- 
rement, par des excitations directes, une action stfr 
les mœurs. Mais si Ton tombe d'accord que Nietz- 
sche a pris l'initiative d'un acte qu'aucun homme 
de même .ordre en France n'eût voulu accomplir, 
n'est-ce pas une raison aussi pour ne lui point dis- 
puter l'honneur d'un tel acte ? 



NIETZSCHE ET LA PENSEE FRANÇAISE 27 1 



Si le tempérament propre à sa race, tempérament 
au-dessus duquel il s'élève mais auquel il n'échappe 
pas, a permis à Nietzsche d'accomplir, dans le 
domaine de la sensibilité intellectuelle, la révolution 
qu'il a provoquée, le milieu même où il était plongé 
était propre aussi à déterminer chez lui des réac- 
tions qui n'avaient pas les mêmes raisons de se pro- 
duire chez nous. Cette seconde circonstance lui est 
plus extérieure que la précédente; elle a contribué 
à susciter son entreprise et à en assurer le reten- 
tissement. 

Il faut distinguer profondément, au point de vue 
de l'évolution du sens philosophique, deux milieux 
très différents où cette évolution s'accomplit d'un 
pas inégal : le milieu technique et le milieu de la 
culture générale, en tant que, celui-ci implique et 
désigne à la fois, et le génie physiologique d'un 
groupe humain, une propension mentale d'ordre 
organique, et les formes littéraires de la, pensée. Or 
l'évolution du sens de la connaissance eut pendant 
longtemps, en notre pays et dans ce domaine de la 
culture, une grande avance sur une évolution de 
même ordre dans le monde de la pensée théorique. 



272 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

Il eu est résulté ceci, que la critique kantienne, en 
ce qu'elle a de supérieur et d'excellent, se trouva 
de plain pied avec la mentalité d'une race qui, dès 
le xvi e siècle, avec un Montaigne et un Rabelais, 
témoignait d'une liberté d'esprit que la réaction 
religieuse suscitée par la Réforme ne put atteindre 
bien profondément. Le verdict de la critique qui, 
interprétée selon son sens radical, était un arrêt de 
mort à l'égard de toute métaphysique, ne pouvait 
causer une grande émotion en un pays que son 
instinct naturel avait dès longtemps conduit à des 
conclusions identiques dans la pratique mentale. 
Sans bruit, sans étonnement, le fait fut enregistré 
et toute la sève du génie national, délaissant l'ar- 
bre philosophique, gonfla durant tout le cours du 
dernier siècle les rameaux de l'arbre de la science. 
L' étonnement, voici l'élément qui fit défaut pour 
que pût éclater chez nous, dans Tordre philoso- 
phique, avec l'appel aux armes qu'elle comporte, 
la protestation d'un Nietzsche contre le joug des 
idées métaphysiques. En Allemagne, au contraire, 
la pensée théorique s'est toujours montréeen avance 
sur la culture générale de la race. La métaphysi- 
que a donc exercé une action directe sur les 
mœurs : diluée à des titres différents, elle a péné- 
tré toutes les couches de la nation,' atteignant, 



NIETZSCHE ET LA PENSÉE FRANÇAISE 273 

mélangée aux commentaires de la Bible, jusqu'aux 
masses populaires. La réforme théorique, opérée 
dans les régions les plus hautes de la spéculation, 
devait donc avoir nécessairement sa répercussion 
sur tout l'ensemble de la sensibilité nationale. De 
là ses réticences et ses reculs, avec son auteur 
même, de là la nécessité, en ce pays, de la nou- 
velle critique et de la violence d'un Nietzsche, 
opposant son lyrisme à celui des psaumes, com- 
battant la métaphysique avec ses propres armes, 
et tirant de la critique kantienne toutes ses consé- 
quences logiques. 



Commandées par le génie personnel du philo- 
sophe ou inhérentes au milieu où il se développa, 
telles sont les raisons pour lesquelles il est impos- 
sible de traiter certains sujets sans évoquer le nom 
de Nietzsche. Il n'y a pas à se demander si nous- 
mêmes ou nos prédécesseurs n'avons pas eu, sous 
une forme différente, des pensées analogues. Il 
nous faut constater que, pour les motifs que l'on 
vient d'analyser, dont quelques-uns furent pour 
nous des causes d'abstention volontaire, il a exprimé 
ces pensées avec un retentissement incomparable. 



f> , ." "ffiï^ 



274 NIETZSCHE ET LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE 

Nous aurions mauvaise grâce, en France, à ne le 
point reconnaître, ce serait aussi un calcul mala- 
droit, de dépouiller nos propres idées et nos pro- 
pres points de vues de la parure éclatante dont le 
génie de Nietzsche les a fait resplendir. 



LE PHILOSOPHE COMME CRÉATEUR 
DE VALEURS 



«7 



.-.T---rs^ r -.-* 3 j-r 



Cette étude a paru dans Flegrea, n° du 20 juin igoi. Elle 
est, on le rappelle, ainsi qu'on Ta noté dans l'Avertissement, 
un premier état de la Réforme philosophique» On n'y trou- 
vera donc pas de développements nouveaux relatifs à la pen- 
sée de Nietzsche, mais seulement une exposition, sous un jour 
différent, du même point de vue, à une époque où la Volonté de 
Puissance, cette œuvre posthume, si décisive pour déterminer 
les directions de la pensée du philosophe» n'avait pas encore 
été publiée. 



LE PHILOSOPHE COMME CRÉATEUR DE 
VALEURS 



I. Recherche de la vérité, au sens ancien, la philosophie 
est, selon Nietzsche, création de valeurs. — II. Ce qui im- 
porte pour la vie du point de vue de la nouvelle évaluation : 
le non vrai, l'illogique, le goût issu de la physiologie et qui 
ne relève d'aucune motivation. — III. L'homme important, 
pour la vie : l'homme épique. 



I 



L'œuvre de Nietzsche, qui nous donna l'impres- 
sion, dès sa première apparition parmi nous, d'une 
pensée singulièrement neuve et puissante, se 
manifeste aussi, à mesure que la traduction de 
M. Henri Albert en découvre des parts plus con- 
sidérables, prodigieusement riche, abondante et 
variée. Des idées, comme; des plantes vivaces et 
d'essences diverses, s'y épanouissent; mais à voir 
comme elles s'étreignent et s'enchevêtrent, nom- 
breuses et pressées, il semble tout d'abord que les 



278 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

routes fassent défaut dans la forêt qu'elles compo- 
sent et qu'il y faille errer à l'aventure . 

Précises pourtant, mais dispersées en de brefs 
aphorismes, avec des livres tels que Humain, trop 
humain, le Crépuscule des idoles. Aurore ou le 
Gai Savoir, les conceptions de Nietzsche se mon- 
trent dans Zarathoustra revêtues de lyrisme, 
rehaussées d'un art admirable qui exige du lecteur, 
s'il veut pénétrer le sens profond de l'œuvre, une 
connaissance exacte et complète de l'anatomie 
philosophique que ce lyrisme recouvre. 
. Parmi cette forêt idéologique, tracer une grande 
route qui desserve les points de vue les plus impo- 
sants, parmi ces conceptions multiples dégager 
celle qui paraît être l'idée maîtresse du philosophe 
et de laquelle toutes les autres seraient des dépen- 
dances, c'est ce que Ton a tenté de faire ici. Or, 
parmi ces idées de première grandeur, s'il en est 
plusieurs qui tout d'abord semblent se disputer la 
suprématie dans l'œuvre de Nietzsche, il en est 
une, entre toutes, à laquelle il apparaît bientôt que 
l'on doit accorder la prééminence, parce qu'impli- 
quant une définition de la philosophie elle-même 
elle se dénonce le seuil qu'il faut nécessairement 
franchir pour accéder à toutes les autres. 

Selon Nietzsche, la philosophie est création de 



LE PHILOSOPHE COMME CREATEUR DE VALEURS 279 

valeurs. Gela signifie qu'elle a pour objet d'in- 
venter tout ce qui fait que la vie a par la suite un 
prix, une valeur. Les choses^ ne sont par elles- 
mêmes ni bonnes, ni mauvaises ; elles ne devien- 
nent telles et n'acquièrent un prix que par effet du 
désir ou de la répulsion qu'elles inspirent. Ainsi 
la vertu philosophique réside, selon Nietzsche, 
dans le goût, dans l'appétit, qui font naître le 
désir, qui créent une préférence pour une chose 
déterminée et assignent,par là même, à cette chose, 
son rang et sa valeur. Voici une race d'hommes 
qui va s'émouvoir et déployer son énergie pour 
posséder des territoires, pour s'approprier des 
récoltes en abondance, pour acquérir toutes les 
denrées qui profitent au bien-être. Celle-ci, diffé- 
remment, n'aura d'autre objet que de se prouver à 
elle-même sa puissance, elle n'affrontera l'adver- 
saire que pour le vaincre et contenter son orgueil 
par la considération de sa force. Mais celle-là ne 
luttera pour son indépendance qu'afin de conserver 
le loisir de modeler dans le marbre des formes 
pures, de faire vibrer les mots dans les rythmes, 
et de dresser les idées dans les phrases. Appétit 
de lucre, appétit de puissance, appétit d'art, voici 
des mobiles primordiaux et divers qui vont susci- 
ter des objets de désir, qui vont fixer le prix des 

17. 



a80 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

choses, créer, selon l'expression du philosophe, 
des tables de valeurs. En même temps, et en vue 
d'atteindre ces buts divers, ces races différentes vont 
organiser leur énergie et la hiérarchiser ; elles 
vont honorer certaines manières d'être et en pros- 
crire d'autres, en sorte que leur appétit dominant 
qui a fixé déjà la valeur des choses, qui a fait pré- 
férer à l'une la possession des biens, à l'autre la 
gloire, à celle-ci la beauté, détermine également la 
valeur des actes. 

Tel est, brièvement expliqué, au moyen de ces 
exemples sommaires, avant d y insister avec un 
plus grand détail, ce phénomène de la création de 
valeurs en lequel réside, selon Nietzsche, l'essence 
même du fait philosophique. Il convient pour 
apprécier cette conception, de considérer à quelle 
autre elle se substitue* Or, au sens ancien, la philo- 
sophie était recherche de la vérité. Entre ces deux 
définitions, recherche de la vérité, création de 
valeurs, l'intervalle est si grand que, pour concéder 
au même mot le droit de signifier deux choses si 
distinctes, il faut avoir recours à une idée intermé- 
diaire, il faut faire abstraction du sens ancien que 
le mot renfermait, et le considérer sous un aspect 
plus général, comme un problème, dont les deux 
définitions qui! viennent d'être dites seront deux 



LE PHILOSOPHE GOMME CREATEUR DE VALEURS 28 1 

solutions différentes. Tenons donc que, dans tous 
les temps, le terme philosophie eut pour fonction 
de désigner la chose la plus importante pour la vie. 
Qu'est-ce que la philosophie ? Voici une question 
qui se ramène à celle-ci : Quelle est la chose la plus 
importante pour la vie? Or, les anciens philosophes 
répondent : c'est la recherche de la vérité qui mène 
à sa possession. C'est, répond Nietzsche, le fait de 
créer des valeurs, c'est-à-dire de créer à la vie un 
sens, un but, un objet. Volonté de vrai, disent les 
anciens philosophes, volonté d'imaginer l'être, 
affirme Nietzsche. 

L'ancienne interprétation, recherche de la vérité, 
repose sur cette hypothèse que la Vérité existe, 
qu'elle est connaissable, et qu'une fois déterminée 
elle fera connaître à son tour ce qui est bon pour la 
vie, et ce qui est mauvais pour elle, ce qui est bien 
en soi et ce qui est mal en soi. L'idée de Vérité 
pénètre ainsi dans la morale : elle fixe la conduite, 
elle assigne aux hommes un but vers lequel ils doi- 
vent universellement diriger leur activité. En dehors 
de la Vie, au-dessus de la Vie, il existe quelque 
chose de supérieur à la Vie : la divinité, déclarent 
les théologiens ; le monde de la Raison qui reflète 
ses lois dans la raison humaine et nous divulgue le 
vrai, prononcent les philosophes. On aura marqué 



i* — rc^rr ■ 



282 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

le trait caractéristique de la philosophie ancienne, 
si Ton constate que tout son effort s'est proposé 
d'étendre à la morale et aux questions qui touchent 
à la destinée de l'homme la propriété que la raison 
semble posséder de légiférer souverainement en 
ce qui touche à la mathématique et à la logique. La 
thèse est celle-ci : la Vie est une dépendance de la 
Connaissance, la Connaissance embrasse l'Etre et le 
détermine. Avant de vivre et pour bien vivre, il faut 
connaître, il faut connaître la Loi. 



Puisqu'il s'agit de décider de la chose la plus im- 
portante pour la Vie, il importe de rechercher ici si 
cette conception des anciens philosophes constitue 
pour la Vie un bénéfice ou un dommage. Or, vraie 
ou fausse, une conception, pour être efficace, doit 
trouver crédit dans l'esprit des hommes, et il ne 
semble pas qu'après tant de siècles, tant d'efforts 
et tant de discussions, la conception de Platon tou- 
chant le vrai et le souverain bien ait conquis une 
autorité incontestable. Tant qu'elle se place sous la 
protection de la théologie, elle parvient à dissimuler 
sa faiblesse en se targuant de consentements qu'elle 
attribue à la dialectique et qui, en réalité, ne sont 



LE PHILOSOPHE GOMME CREATEUR DE VALEURS ^83 

dus qu'au pouvoir du dogme, en se réclamant 
d'adhésions qui s'étaient sur la foi et non sur des 
raisons. 

Sitôt au contraire que le rationalisme métaphysi- 
que, se proposant de protéger le dogme au lieu de 
s'en servir comme d'un bouclier, a tenté de faire la 
preuve de ses idées essentielles parles seuls moyens 
logiques, il a été ruiné par ceux-là mêmes qui le 
prétendaient fortifier. Malgré le désir contraire de 
Kant, tout l'effet de la Critique de la Raison pure 
fut de faire apparaître que la Vérité n'a de valeur 
qu'en ce qui touche aux modes de la connaissance, 
qu'elle ne régit que les formes entièrement vides de 
l'esprit, qu'elle n'a aucun empire sur le contenu de 
ces formes qui est tout le réel. En même temps elle 
laissait comprendre que ce réel naît et devient en 
vertu d'autres lois, dont l'observation scientifique 
nous permet de démêler quelques fragments, mais 
qu'il cache ses origines dans les perspectives d'un 
enchaînement de causes dont nous ne parvenons 
jamais à saisir le premier anneau. Avec la Critique 
de la Raison pure, la recherche d'une vérité univer- 
selle, qui est jusque-là tout le souci philosophique, 
aboutit à cette conclusion qu'en dehors des princi- 
pes qui déterminent nos moyens de connaître, il n'y 
a pas de vérité universelle conhaissable. Au nom de 



284 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

la vérité logique, la Vérité comme principe univer- 
sel est niée pour tout ce qui concerne la Vie. La 
vérité c'est qu'en cet ordre de choses il n'y a pas 
de vérité. 

Ces conclusions scientifiques, franchement accep- 
tées par leur auteur, eussent été pour la philosophie 
un profit immédiat. La conception d'une vérité uni- 
verselle étant reconnue sans valeur pour la vie, 
puisqu'elle ne la concerne pas, il restait à chercher 
aussitôt dans une autre direction ce qui importe à 
la vie. Après avoir heurté, durant tant de siècles, 
au même endroit d'une muraille où il n'y avait 
pas de porte, on se fût demandé s'il n'existait pas 
en quelque autre place une issue. Mais Kant s'est 
attaché d'un tel culte aux [hypothèses de la méta- 
physique qu'il refuse de s'en tenir aux déductions 
logiques qui les lui montrent fausses. Avec la foi 
naïve et la présomption invétérée des anciens 
philosophes, il semble croire que la vie soit à la 
merci d'un raisonnement et qu'elle doive s'effon- 
drer en même temps que le syllogisme sur lequel 
les hommes avaient pensé Tétayer. Il a, par cette 
attitude peureuse, gravement compromis la cause 
de la philosophie. On saifen effet que dans sa Cri- 
tique de la raison pratique ainsi quedans le Fort' 
dément de la métaphysique des mœurs, il a tenté, 



LE PHILOSOPHE COMME CREATEUR DE VALEURS 285 

par des voies détournées, de rétablir l'accès vers 
les anciens concepts d'une Vérité universelle et d'un 
Bien en soi. Or, la différence est flagrante entre les 
procédés scientifiques de la première critique et 
Tappel à la foi que dissimule avec insuffisance, 
dans les autres ouvrages l'artifice des apparences 
dialectiques. Aussi n'a-t-il réussi, par cette ten- 
tative, qu'à ruiner plus définitivement au regard 
de toute intelligence non prévenue, les idées qu'il 
voulait sauver. En même temps, ces efforts obsti- 
nés, accomplis pour restaurer, contre toute évi- 
dence, les idées métaphysiques, ont donné à croire 
à nombre d'esprits que le dommage causé par la 
ruifre de ces idées était irréparable. L'influence de 
Kant a été sous ce jour désastreuse, car elle a 
donné naissance à un scepticisme découragé qui brise 
les ressorts de l'énergie (i). On peut dire de lui 
qu'après avoir détruit de fond en comble l'édifice 
sous les voûtes duquel l'humanité avait cru jusque- 
là trouver un abri, il veut la contraindre à demeu- 
rer parmi ces ruines et ne lui permet pas de cher- 
cher un autre asile. 



(i) « Une seule interprétation, a dit Nietzsche, dans la Volonté 
de Puissance, a été ruinée : mais comme elle passait pour la seule 
interprétation, il pourrait, sembler que l'existence n'eut aucune signi- 
fication et que tout fût en vain. » 



286 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 



Tel est donc l'état de délabrement et de détresse 
où se trouve réduite l'ancienne conception philo- 
sophique — recherche de la vérité — lorsque 
Nietzsche survient et lui oppose cette conception 
nouvelle : création de valeurs. 

Est-ce toutefois animé d'un sentiment de haine 
qu'il va s'approcher de la doctrine ancienne et 
qu'il achèvera de la ruiner? Nullement, — et c'est 
là une constatation sur laquelle il importe d'insis- 
ter, parce qu'elle ajoute une force singulière aux 
verdicts du philosophe. La sentence d'un ennemi 
est suspecte de partialité et d'incompétence : il est 
permis d'en appeler. Mais, avec Nietzsche, la philo- 
sophie ancienne se voit condamnée sans retour, et 
en toute connaissance de cause, par le meilleur héri- 
tier de ses plus hautes vertus. Nietzsche ne s'est 
pas dégagé sans lutte de la croyance à des idées 
qu'une longue tradition lui avait rendues chères, 
et on découvre, chez ce descendant de pasteurs 
luthériens, les traces d'une angoisse pareille i\ celle 
dont Jouffroy nous a confessé les étreintes avec le 
lyrisme d'une époque encore romantique. La chose 
la plus chère au philosophe ancien, c'est l'idée du 



LE PHILOSOPHE COMME CREATEUR DE VALEURS 287 

Bien, c'est l'idée d'une finalité. Qu'il la nomme 
Dieu ou qu'il la vénère sous forme de loi abstraite, 
c'est à cette idée qu'il s'est exercé à immoler 
les instincts les plus forts de sa propre nature, en 
sorte que l'amour de cette idée est, à vrai dire, 
devenu son instinct dominant. Sacrifier cet 
instinct, voici quelle sera la victoire sur soi-même 
la plus difficile. Ce fut le cas pour Nietzsche, tel 
que l'hérédité l'avait formé, ainsi qu'en témoignent 
ces accents mélancoliques : « Ne fallut-il pas, est- 
il dit dans Par delà le Bien et le Mal (i), sacrifier 
enfin toute consolation, toute sainteté, toute espé- 
rance, toute foi en une harmonie cachée, en des 
béatitudes et des justices futures? Ne fallut-il pas 
sacrifier Dieu lui-même et, par cruauté à l'égard 
de soi, adorer la pierre, la bêtise, la lourdeur, le 
néant? » 

C'est donc en poussant à bout la vertu morale 
entretenue jusque-là dans l'intérieur de la philo- 
sophie, la contrainte exercée sur les instincts et la 
volonté de les asservir à la loi découverte par les 
procédés logiques, que Nietzsche va réduire la 
philosophie ancienne à confesser son impuissance 
et son déclin et à céder la place à des points de 

(i) P. 68. 

18 



288 NIETZSCHE ET LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE 

vue nouveaux. « Il ne faut jamais demander si une 
vérité est utilç, si elle peut devenir pour quelqu'un 
une destinée. » Cette maxime que Nietzsche for- 
mulera plus tard dans F Antéchrist (i) le contraint 
déjà et le guide à l'âge critique de l'évolution de sa 
pensée et lui interdit de s'attarder aux arguments 
de sa sensibilité. Muni de cette probité intransi- 
geante, il énonce avec la dernière rigueur toutes 
les négations que Kant avait essayé de reprendre. 
« Il faut avouer, dit-il, que la plus grave, la plus 
persévérante, la plus dangereuse des erreurs a été 
une erreur de dogmatisme, à savoir la trouvaille 
par Platon de l'esprit pur, du Bien en soi (2). » 
Dans la Généalogie de la morale, dans Par delà 
le Bien et le Mal, il pose la vérité elle-même 
comme un problème et nie décidément qu'elle 
existe pour tout ce qui intéresse la vie. Dans Humain, 
trop humain, dans Aurore, dans le Gai savoir^ il 
refuse toute réalité aux idées de cause première et 
de finalité. 

Mais à mesure qu'il s'avance plus résolument 
dans cette voie logique, sa sensibilité, peu à peu, se 
transpose et évolue, et les regrets de la première 



(1) Le Crépuscule des Idoles. Ed. du Mercure de France, p. 243. 
(a) Par delà le Bien et le Mal. Traduit par L. Weiscopf et G. 
Art, p. VI. Ed. in-8° du Mercure de France. 



LE PHILOSOPHE GOMME CREATEUR DE VALEURS 289 

heure vont faire place bientôt aune joie débordante. 
Telle est la conséquence inattendue de la discipline 
à laquelle il s'est astreint. Bien. éloigné de la timi- 
dité de Kant, Nietzsche résolument fait cause com- 
mune avec la Vie : il se garde bien de la confondre 
avec Timage que les métaphysiciens en avaient 
proposée. Il n'y a pas de vérité, il n'y a pas de fin 
dernière? Cela empêche-t-il que la Vie soit? Et 
la Vie seule importe, tout le reste est chose ima- 
ginée, rêve humain, bourdonnement autour du 
coche dJf mouches philosophiques. Nier la méta- 
physique n'est pas nier la Vie ; bientôt il va appa- 
raître à Nietzsche que c'est affirmer la Vie avec 
plus d'ardeur, la délivrer d'une servitude et agran- 
dir les perspectives parmi lesquelles elle évolue . 
A quoi tendait en effet l'ancienne conception du 
monde et de la Vie ? A abîmer le monde et la vie 
dans le néant de l'unité absolue. Connaître la vérité, 
connaître le but vers lequel se dirigent toutes les 
causes parmi la variété de leurs effets, faire conver- 
ger vers l'unité de ce but, au nom d'une loi du 
Bien unique, tout ce qui diverge et vagabonde 
parmi les immensités de l'espace et de la durée, 
n'est-ce pas supprimer tout devenir ? Avec la con- 
naissance du but, d'un but unique, disparaît toute 
chose autre que ce but lui-même : car, tout ce qui 



2Q0 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

ne se dirige pas vers lui doit être redressé et tout 
ce qui va vers lui est déjà résorbé en lui, en sorte 
que rien à vrai dire n'est plus. Il a donc pu appa- 
raître à Nietzsche qu'en niant toutes les prétentions 
de l'ancienne métaphysique, il restituait à la vie les 
conditions de sa réalité et qu'il imposait silence à 
tous les hallucinés de l'arrière-monde : c'est ainsi 
qu'il nomme ceux qui, sous prétexte de sagesse, 
érigent en loi philosophique leur lassitude et aspi- 
rent au néant. 

C'est du point de vue de cette sensibilité entière- 
ment transformée qu'il faut entendre cette oraison 
joyeuse de Zarathoustra : « En vérité, c'est une 
bénédiction et non une malédiction lorsque j'en- 
seigne : Sur toutes choses, se trouve le ciel à peu 
près, le ciel pétulance. Par hasard, c'est la plus 
vieille noblesse du monde, je l'ai rendue à toutes 
les choses, je les ai délivrées de la servitude du 
but. Cette liberté et cette sérénité célestes, je les ai 
placées comme des cloches d'azur sur toutes les 
choses, lorsque j'ai enseigné qu'au-dessus d'elles 
et par elles aucune « volonté éternelle » ne vou- 
lait. J'ai mis, en place de cette volonté, cette pétu- 
lance et cette folie, lorsque j'ai enseigné : Une 
chose est impossible partout, et cette chose est le 
sens raisonnable. ciel au dessus de moi, ciel pur 



LE PHILOSOPHE COMME CREATEUR DB VALEURS 2QI 

et haut I ceci est maintenant pour moi la pureté 
qu'il n'existe pas d'éternelle araignée ei. de toile 
d'araignée de la raison, que tu sois un lieu de 
danse pour les hasards divins, que tu sois une table 
divine pour le jeu de dés et les joueurs divins (i). » 



II 



Voici donc la Vie délivrée de toutes les entraves 
dont la présomption métaphysique l'avait embarras- 
sée. Elle ne se laisse plus ni deviner, ni saisir, ni 
diriger, ni limiter. Les philosophes pensaient avoir 
construit des appareils pour l'étreindre : « toi 
qui flottes autour du vaste monde, combien je sens 
que je t'approche, infatigable esprit, » s'écriait le 
docteur Faust, trahissant en cette invocation l'es- 
poir despotique etlaprétentiondetous lespenseurs 
anciens, de tous les alchimistes de l'idée. Mais voici 
avec Nietzsche, un philosophe nouveau qui sait en- 
tendre la réponse ironique et claire de la Critique 
ou de l'Esprit : « Tu ressembles à l'Esprit que tu 
conçois, pas à moi. » Voici surtout un philosophe 
qui ne s'alarme pas de ce que la Vie se manifeste 

(i) Zarathoustra. Traduit par Henri Albert, p. 284. Ed. in-S* du 
Mercure de F-ance. 

\ 18. 



292 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

infiniment plus ample que les philosophes n'avaient 
cru, de ce qu'elle s'étend au delà des limites de 
l'Intelligence, de ce qu'elle ne se laisse pas brider 
par les idées. 

L'ancienne philosophie qui recherchait la Vérité 
pour en imposer le harnais à la Vie a tenté un 
vain effort. La philosophie comme recherche de 
la Vérité est condamnée, De nouveau se pose la 
question : Qu'est-ce qui vaut pour la vie? C'est le 
non-vrai> répond Nietzsche, pour rompre de façon 
éclatante avec la conception ancienne. Le non-vrai, 
comprenons sous l'outrance du terme sa véritable 
portée. On a vu que le concept de vérité s'appli- 
quait aux lois qui régissent la forme de l'Intelligence 
et représentait dans son usage légitime, l'accord 
nniversel qui existe entre les hommes en ce qui 
touche aux principes mathémathiques et logiques. 
Ce concept n'est donc rien de vivant par lui-même. 
Il ne trouve pas d'emploi sans une matière, sans un 
contenu auquel il s'applique. Or, c'est tout ce con- 
tenu, et qui est la vie même, que Nietzsche nomme 
le non-vrai. C'est la matière, c'est le corps, c'est 
le goût, l'appétit, le désir : c'est tout le réel. Qu'est- 
ce qui vaut pour la Vie? C'est la Vie, répond Nie- 
tzsche. Nous n'avons aucune mesure en dehors 
d'elle pour la juger; nous ne pouvons apprécier 



LE PHILOSOPHE COMME CREATEUR DE VALEURS 20,3 

toutes choses qu'au point de vue de la quantité et de 
la diversité de vie qui s'y manifeste. Le concept de 
vérité n'est ici ni bon ni mauvais: simplement, il n'a 
pas d'application. A l'origine de toute vie, comme 
condition de toute vie, un appétit, un désir, un goût. 
Et ce goût est spontané, il échappe à toute analyse, 
n'a de réponse pour aucun pourquoi, ne cherche 
aucune justification hors de lui-même : il est la ma- 
tière même de la vie. Quel est donc l'homme impor- 
tant pour vie? Celui qui apporte un goût nouveau : 
ainsi il crée une raison de vivre ; il crée des objets de 
convoitise, il suscite l'énergie, il propose des buts à 
la Vie, qui n'en a pas : « Toute vie, prononce Zara- 
thoustra, est lutte pour les goûts et les couleurs ! 
Le goût, c'est à la fois le poids, la balance et le 
peseur ; et malheur à toute chose vivante qui vou- 
drait vivre sans la lutte à cause dés poids, des 
balances et des peseurs! (i) » 

L'homme qui apporte un goût nouveau donne 
donc aussi, avec un but, un sens à la Vie. Il crée 
parmi les choses une valeur et une hiérarchie : il 
les classe, par ordre d'importance, par rapport à 
ce mètre fixe et despotique : son goût. Rien n'est 
antérieur à ce goût spontané ; il n'existe aucune 

(i) Zarathoustra, p. 16a. 



294 NIETZSCHE ET LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE 

mesure pour Papprécier. Mais ce goût, dès qu'il s'ex- 
prime, apprécie, évalue, met sur chaque chose les 
étiquettes bien et mal. Et voici les idées bien et mal 
qui, condamnées comme source et principe de la 
Vie, prennent, dans la philosophie de Nietzsche, 
une importance prépondérante comme conséquen- 
ces de la vie- « Zarathoustra vit beaucoup de pays et 
beaucoup de peuples : c'est ainsi qu'il découvrit le 
bien et le mal de beaucoup de peuples. Zarathous- 
tra ne découvrit pas de plus grande puissance sur 
la terre que le bien et le mal (i). » 

Qu'a donc fait Nietzsche pour restituer aux idées 
bien et mal cette importance pour la Vie ? Il les a 
mises à leur place : elles étaient suspendues dans 
le vide ; il les a rattachées à leur cause ; il les a 
montrées comme des dépendances d'une activité. 
La philosophie ancienne était fondée sur cette 
erreur primordiale qui consistait à expliquer la Vie 
tout entière par une de ses conséquences. C'est 
cette erreur de parti pris que Nietzsche incrimine 
dans la préface de Par delà le Bien et le Mal, lors- 
qu'il désigne « la trouvaille par Platon de l'esprit 
pur et du bien en soi » comme la plus dangereuse 
des erreurs commises par le dogmatisme. « C'était 

(x) Zarathoustra, p. a5. 



LE PHILOSOPHE COMME CRÉATEUR DE PÂLEURS 20,5 

en effet, dit-il, poser la vérité tête en bas, nier 
la perspective, condition fondamentale de toute 
vie (i). » Zarathoustra maintenant proclame la loi 
nouvelle : « En vérité, les hommes se donnèrent 
tout leur bien et leur mal. En vérité, ils ne le pri- 
rent point, ils ne le trouvèrent point, il ne tomba pas 
comme une voix du ciel (2). » « Ceci est mon bien 
que j'aime, c'est ainsi qu'il me platt tout à fait, 
c'est ainsi seulement que je veux le bien. Je ne le 
veux pas comme le commandement d'un dieu, ni 
comme une loi et une nécessité humaine... C'est 
une vertu terrestre que j'aime : il y a en elle peu 
de sagesse et moins encore de sens commun. Mais 
cet oiseau s'est construit son nid auprès de moi : 
c'est pourquoi je l'aime avec tendresse — mainte- 
nant il couve chez moi ses œufs dorés (3). » Ces 
œufs dorés, passions, goûts, appétits, désirs, vont 
éclore en formes nouvelles de la Vie, en apprécia- 
tion bien et mal, en créations de valeurs. « C'est 
l'homme qui mit des valeurs dans les choses afin 
de se conserver, c'est lui qui créa un sens aux cho- 
ses, un sens humain. C'est pourquoi il s'appelle 
homme, c'est-à-dire, celui qui évalue. Evaluer, c'est 

(1) Par delà le Bien et le Mal, p. VI. 
(a) Zarathoustra, p. 76. 
(3) Zarathoustra, p. 4a. 



2QÔ NIETZSCHE ET. LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

créer ; écoutez, créateurs : Evaluer, c'est le trésor 
et le joyau de toutes les choses évaluées (i). » 

Ainsi, tout instinct, toute activité, tout désir 
qui parviennent à dominer, créent, ainsi qu'une 
expression de leur réalité, une idée particulière 
du Bien. A l'égard de l'idée du Bien en soi, qui est 
l'application de l'idée de Vérité aux choses de la 
conduite, Nietzsche a donc pratiqué une complète 
interversion. L'idée du Bien autrefois dominait la 
Vie et lui imposait sa forme. Aujourd'hui, elle natt 
de la Vie, multiforme et diverse, comme la Vie 
elle-même, dont elle exprime docilement une des 
volontés capricieuses. 



Grâce à cette interversion, la durée et la liberté 
de la vie sont sauvegardées. A cette 'Vérité univer- 
selle, à ce Bien en soi, à ce Bien unique qui devait 
réduire à sa loi, absorber en son unité tout le 
divers, se substitue une multiplicité d'instincts et 
de goûts particuliers qui échappent à toute prise 
de l'intelligence, à toute loi. Reconnaissons en ces 
goûts, en ces instincts qui n'ont de réponses pour 

(i) Zarathoustra, p. 77. 



LE PHILOSOPHE COMME CREATEUR DE YALEURS ^297 

aucun pourquoi, cette « plus vieille noblesse du 
monde », ce « par hasard » qui fait de la Vie un 
jeu éternel, « une table divine pour le jeu de dés 
et les joueurs divins ». La Vie retrouve ainsi son 
mystère et sa fécondité : on nous montre ses ori- 
gines dans le spontané, dans l'illogique. Notre 
curiosité est en droit d'espérer toujours voir sortir 
de cette source mystérieuse des formes nouvelles, 
et des modes imprévus du phénomène. 

Cette liberté rendue à la Vie va-t-elle mettre en 
péril sa solidité et sa force, la priver de ses appuis? 
Non pas. On a vu déjà l'idée du Bien en soi ter- 
rassée par la Critique et inclinée par l'analyse jus- 
qu'à toucher le sol du réel, puiser à ce contact des 
forces nouvelles et surgir, impérative et despoti- 
que, sous la forme de l'idée d'un bien particulier, 
comme l'expression et la dépendance d'une acti- 
vité déterminée. Il en va être de même, dans la 
philosophie de Nietzsche, de l'idée du Vrai. Comme 
la précédente, cette idée va naître sous nos yeux, 
et nous divulguer, avec l'artifice qui lui prête une 
apparence réelle, sa véritable nature et les condi- 
tions de son efficacité. 

Pour assister à cette genèse, il nous faut considé- 
rer quelque réalité humaine, celle par exemple d'un 
groupe social. A ce groupe, il nous faut assigner 



20,8 NIETZSCHE ET LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE 

pour origine des goûts et des instincts, communs 
à quelques hommes pareils entre eux, goûts et ins- 
tincts qui ont réussi à vivre et à se satisfaire. Gela 
suppose qu'à l'origine ces hommes réunis, en même 
temps qu'ils possédaient ces instincts et ces goûts, 
avaient aussi les moyens de les faire triompher. Or 
ils ont nommé bien l'ensemble de ces moyens qui 
consistaient en certaines vertus et en certaines qua- 
lités et en raison des avantages et de la force qu'ils 
en tiraient, ils leur ont assigné une origine divine 
inventant des fictions religieuses par lesquelles ils 
se faisaient ordonner, au nom d'un pouvoir, surna- 
turelle qui leur était utile. L'histoire des origines 
nous apprend qu'il vient toujours un moment dans 
l'évolution d'un . groupe humain où celui-ci a 
recours à cet expédient qui consolide sa force ; or, 
c'est avec cet expédient que la conception d'une 
vérité universelle a fait, parmi certains groupes 
ethniques,son apparition dans le monde des idées : 
c'est le propre des activités intenses d'attribuer une 
valeur universelle à la conception qui les favorise, 
de^ présenter cette conception comme la seule vraie. 
Si l^on considère que la vérité logique consiste 
précisément en cette énonciation que, pour tout ce 
qui concerne la vie, il n'existe pas de vérité, cette 
prétention d'un groupe humain à posséder la Vérité 



LE PHILOSOPHE COMME CREATEUR DE VALEURS 299 

se dénonce ici comme l'expression directe du non- 
vrai. Mais sous cette forme le non-vrai se montre 
encore un stimulant et un auxiliaire de la Vie. Car 
le peuple qui, non content de satisfaire sa conception 
particulière de l'existence, entretient encore la 
croyance que cette conception est conforme à la 
volonté divine ou à la vérité rationnelle, tire de 
cette persuasion des prétextes pieux pour domi- 
ner les autres peuples. Ou plutôt, pour ne pas con- 
fondre la cause avec l'effet, concevons que partout 
où ce mensonge se manifeste il est le signe d'une 
activité intense. Les peuples de race européenne té- 
moignent qu'ils sont possédés de cette activité sura- 
bondante lorsque, pour justifier leur expansion au 
détriment des autres races d'hommes qui peuplent 
la terre, ils invoquent l'intérêt supérieur de la civi- 
lisation. La civilisation, telle qu'ils la conçoivent, 
devient ici là Vérité même et ce devient un devoir, 
un souci méritoire et religieux de la faire triom- 
pher. 

L'idée d'une vérité universelle a donc, comme l f i* 
dée du Bien, sa place parmi les modes qui décou- 
lent d'une activité donnée. C'est là que les philo- 
sophes anciens ont été la découvrir : leur erreur est 
venue de ce qu'ils l'ont considérée comme un prin- 
cipe, alors qu'elle n'est qu'une conséquence, comme 

19 



300 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

une chose existant par soi-même, alors qu'elle n'est 
que l'émanation de quelque chose. Ils n'ont pas su 
reconstituer sa généalogie. Mais, rattachée à l'acti- 
vité qui l'engendre, elle apparaît comme un moyen, 
comme une arme, comme une posture d'utilité, 
comme un élan pour bondir. 

Un philosophe à la manière de Nieztsche ne sau- 
rait tenir rigueur à cette présomption de vrai de ce 
qu'elle emprunte à la logique une appellation qui 
n'a point de sens dans le domaine du réel. Si la 
Vérité existait dans un pareil domaine, il y aurait 
lieu en effet de s'émouvoir, et de confronter avec 
l'image de cette Vérité unique toute conception se 
donnant sous son nom. Mais il est de peu d'impor- 
tance qu'un privilège imaginaire soit dérobé. Le 
philosophe nouveau va donc se placer à un point de 
vue tout autre et c'est ici que la réforme accomplie 
par Nietzsche porte des fruits immédiats et inau- 
gure dans la pratique une méthode nouvelle. Sans 
souci de cp que peut être la Vérité en soi, le philo- 
sophe va prendre en considération la réalité même 
qui a donné naissance à cette prétention de vrai et 
il va rechercher si cette prétention est pour cette 
réalité une plus-value ou une moins-value. Un tel 
examen décidera seul du sort qu'il faut réserver à la 
fiction Vérité, s'il faut l'entretenir ou la détruire ? 



LE PHILOSOPHE GOMME CRÉATEUR DE VALEURS 3ûl 

« La fausseté d'un jugement, dit Nietzsche, dans 
Par delà le Bien et le Mal (i), n'est pas pour nous 
une objection contre un jugement... La question est 
celle-ci : dans quelle mesure entretient-il, dévelop- 
pe-t-il la Vie? »et il conclut à « reconnaître le non- 
vrai comme condition de Vie ». Qu'est-ce qui vaut 
désormais pour la Vie? C'est le non-vrai, c'est-à- 
dire le réel. Quel homme vaut pour la Vie ? Celui 
dont l'activité originale, antérieure à tout motif, 
confère à toutes les choses leur existence, leur valeur 
et leur rang par l'usage ou le non-usage qu'il en 
fait, par le degré d'estime ou de mépris où il les 
tient. 



III 



Une atténuation doit être apportée ici non pas à 
la pensée de Nietzsche, mais à L'expression qu'il lui 
a donnée. Si, appliquant avec rigueur sa défini- 
tion du philosophe comme créateur de valeurs, on 
cherche à se représenter d'une façon historique et 
concrète à quelle sorte d'homme elle convient, on 
constate en effet que l'intervalle entre les deux 
sens attachés au terme philosophe est plus grand 

(i)P.ô. 



3<)2 NIETZSCHK ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

encore qu'il n'avait paru. Cet intervalle est si grand 
que Nietzsche lui-même a dû s'écarter quelque peu 
du modèle que sa définition implique lorsqu'il nous 
a dépeint le philosophe nouveau, le philosophe de 
l'avenir dont il prévoit et souhaite la venue. 

Le créateur de valeurs, tel que Nietzsche l'a 
conçu théoriquement, doit être en effet placé aux 
origines d'un groupe humain. C'est celui qui 
éprouve naïvement des désirs déterminés et dis- 
tincts, qui est riche d'appétits et n'a d'autre souci 
que de se procurer la satisfaction de ses désirs et 
de ses appétits. C'est l'homme épique : il fait des 
gestes et les approuve. Il n'a pas d'effort à accom- 
plir pour se situer par delà le Bien et le Mal, il ne 
lui est besoin pour cela d'aucun détour, ni d'aucun 
raisonnement, car il est en deçà de semblables con- 
ceptions. Il n'a point de joug à secouer. Il n'est 
qu'acte et puissance et, quels que soient ses instincts, 
cruels ou bienveillants, artistes, guerriers, domina- 
teurs ou mercantiles, il les exubère joyeusement, il 
en fait les vertus de l'avenir. Les rois de la mer, que 
Carlyle compte au nombre de ses héros, furent de 
ces créateurs de valeurs, ces Vikings dont les aven- 
tures, contées dans les Sagas, font battre le cœur 
et briller les yeux de la petite Hilde dans les dra- 
mes d'Ibsen, ces Vikings « qui faisaient voile vers 



LE PHILOSOPHE COMME CREATEUR DE VALEURS 3o3 

les pays lointains où il allaient piller, incendier, 
tuer les hommes, » dit Solness, « et enlever les 
femmes, » reprend Hilde, « qu'ils gardaient cap- 
tives sur leurs bateaux, et qu'ils conduisaient chez 
eux, se comportant envers elles comme de vrais 
sorciers ». — « C'était là, dit Solness, des gaillards 
à conscience robuste. Quand ils rentraient chez 
eux ils pouvaient manger et boire. Et ils étaient 
avec cela gais comme des enfants. » 

Voici, parmi d'autres types d'hommes, pourvus 
d'instincts différents, voici des initiateurs et des 
créateurs de valeurs. Ceux-ci, qui sont les bêtes de 
proie, vont instituer la table des vertus guerrières, 
ils vont créer ce que Nietzsche appelle ailleurs la 
morale des maîtres. Ils vont être, pour les descen- 
dants, l'activité modèle, et les choses après eux 
seront bien et mal, parce qu'ils les auront glori- 
fiées ou méprisées par leurs actes. Ils ne cher- 
chent pas dans quel sens l'activité doit être diri- 
gée, mais ils créent aux activités futures, et sans 
même en avoir le souci, une direction. Ce qui les 
distinguent par où ils créent, c'est que rien en eux 
n'est prémédité ni réfléchi. Ils sont un commen- 
cement « un premier mouvement », ils sortent de ce 
foyer de spontanéité et d'innocence d'où jaillit la 
matière de la vie. 

19. 



3f>4 NIETZSCHE ET LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE 

Voici bien l'homme le plus important pour la 
Vie, parce que sans lui la Vie n'aurait aucune 
forme. Pouvons-nous voir en lui le type du philo- 
sophe? C'est un oui purement théorique qu'il est 
possible de répondre ici, tant l'évocation de ce hé- 
ros spontané contraste avec les qualités d'analyse 
et de réflexion que nous avons pris coutume d'as- 
socier à la notion de philosophe." Le philosophe 
n J est-il pas plutôt pour nous, actuellement, au 
lieu de cet homme épique, celui précisément qui a 
su découvrir l'importance pour la Vie du créateur 
de valeurs, celui dont le génie critique a su démê- 
ler l'écheveau de la fausse dialectique, distinguer 
ce qui appartient à la raison de ce qui appartient 
à la vie, et nous restituer la véritable généalogie 
des idées? Nietzsche pourtant ne ke résigne pas à 
accepter ce seul rôle pour ses nouveaux philoso- 
phes. « Les critiques, dit^ils, sont les instruments 
du philosophe; comme tels, ce ne sont pas des phi- 
losophes (i), » et il insiste pour qu'on cesse de 
confondre les travailleurs philosophiques, et en 
général les hommes de science, avec les philosophes. 
« Fixer, dit-il, réduire en formules un vaste état 
de valeurs établies, créées anciennement, qui sont 

(i) Par delà le Bien et le Mal, p. i45. 



LE PHILOSOPHE COMME CREATEUR DE VALEURS So5 

devenues prédominantes et pendant un certain 
temps ont été nommées vérités, voici le rôle des 
ouvriers philosophiques. Mais les véritables philo- 
sophes ont pour mission de commander et d'impo- 
ser la loi. Ils disent : cela doit être ainsi! Ils dé- 
terminent d'abord la direction et le pourquoi de 
l'homme et disposent pour cela du travail prépa- 
ratoire de tous les ouvriers philosophiques, de tous 
les assujettisseurs dupasse; ils saisissent l'avenir 
d'une main créatrice et tout ce qui est et a été leur 
sert de moyen, d'instrument, de marteau. Leur 
recherche de la connaissance est création, leur 
création est législation, leur volonté de vérité est 
volonté de puissance (i). » 

Connaître les éléments du passé, les peser, 
distinguer leur valeur et leur rang, déterminer d'a- 
près ces éléments la direction de l'avenir, le pré- 
parer et le commander, c'est là certes une tâche 
considérable et où persiste peut-être aussi une 
part de cette volonté hasardeuse qui inspire les 
premiers créateurs, un peu de cet arbitraire qui 
seul peut déterminer à l'acte un esprit qui conçoit 
trop bien la raison d'être de trop de choses. Toute- 
fois, un tel philosophe est astreint à un travail pré- 
paratoire d'analyse et de réflexion que ne connu- 

(i) Par delà le Bien et le Mal, p. i46. 



3(>6 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

rent pas les premiers créateurs : surtout, il doit 
tenir compte d'un état de choses qui déjà existe ; 
il est un prolongement ; il n'est pas « ce premier 
mouvement, cette roue qui tourne sur elle-même ». 

L'homme le plus important pour la vie, — il 
semble donc que cette qualification doive être 
réservée au seul initiateur, au premier créateur de 
valeurs, à celui qui apporte, du foyer inconnu, 
les goûts et les couleurs, tout ce qui est objet de 
désir, de lutte et d'organisation en vue de lutter. 
Le philosophe nouveau, selon le vœu de Nietzsche, 
sera seulement l'homme le plus importait pour la 
vie, à cette date de l'évolution où sans doute nous 
sommes, alors que la spontanéité de l'énergie se 
masque sous le jeu des analyses et des motifs. 
D'ailleurs que tels motifs apparaissent dans la con- 
science, que tels arguments se produisent, que 
telles conclusions soient posées, voici qui trahit 
encore l'empire souverain d'une volonté dont la 
fatalité intérieure suscite et détermine ces argu- 
ments, ces motifs et ces conclusions. Voici qui con- 
serve au philosophe nouveau un air de ressem- 
blance et de parenté avec le créateur de valeurs. 

Après les restrictions qui précèdent, il est donc 
permis de croire qu'une part de cette vertu spon- 
tanée qui décide du sens de l'évolution se mani- 



j 



LE PHILOSOPHE COMME CREATEUR DE VALEURS 307 

feste en la pensée de Nietzsche, que cette défini- 
tion réaliste de la philosophie, donnée comme 
création de valeurs, pourrait être l'indice d'une 
réaction intime de la Vie contre le mai de langueur 
entretenu par l'impuissance avérée de la concep- 
tion ancienne. Il importe infiniment, en tous cas, 
de ne pas prendre le change sur la portée de la 
philosophie de Nietzsche, et ce serait une étrange 
méprise, on s'est efforcé déjà de le faire sentir, 
que d'y voir la formule d'un scepticisme. Si Nietz- 
sche ruine sans égards les conceptions de l'an- 
cienne métaphysique, c'est précisément parce qu'il 
juge ces conceptions inutiles et dangereuses pour 
la Vie, parce qu'il voit en elle, pour la Vie, des 
causes de décadence. En même temps, il en dési- 
gne d'autres, dont il affirme, avec un enthousiasme 
bien éloigné de l'accent sceptique, la réalité, la 
force et l'efficacité. lia nié qu'il existât une vérité 
universelle, mais il a surtout démontré que la vie 
se réclame d'une toute autre origine, d'une réalité 
instinctive, indéniable comme la réalité d'un corps 
simple en chimie avec ses propriétés irréductibles. 
En ruinant l'idée du Bien en soi, dont il faut recon- 
naître que l'empire, 'dans la pratique, était singu- 
lièrement compromis, depuis que la philosophie 
l'avait prise à son compte, il a rendu aux idées 



3o8 NIETZSCHE ET LA REFORME PHILOSOPHIQUE 

particulières du Bien du et Mal, considérées comme 
les postures d'utilité d'une physiologie donnée, une 
puissance et une autorité positives . Qu'il s'agisse 
d'un individu, d'une nation, d'une race et même 
de l'Humanité, idée si générale qu'elle est encore 
à peine ébauchée, les philosophes ou les socio- 
logues selon le goût de Nietzsche chercheront 
désormais la loi qui commande cette réalité à ses 
racines historiques ou physiologiques, dans les 
phénomènes où elle a déjà manifesté sa personna- 
lité, mais ils ne prétendront plus la soumettre à 
l'empire uniforme de quelque imaginaire formule 
de la Raison. 

Avoir retrouvé, sous le sable des idées abstrai- 
tes divinisées, les sources de la vie, avoir rendu à 
toute activité son autonomie, avoir montré que les 
idées Bien en soi et Vérité sont des moyens et non 
des êtres, qu'elles se développent sur des instincts 
dont elles sont les dépendances, instincts qui sont 
eux-mêmes les seules réalités, c'est là la grande 
œuvre de Nietzsche, par où il peut contribuer for- 
tement à purger l'esprit moderne de la sentimen- 
talité rationaliste qui depuis plus d'un siècle l'égaré 
et le déprime. 



TABLE 



Avertissement 

LA RÉFORME PHILOSOPHIQUE 

I. Proposition maîtresse de la pensée de Nietzsche: il 
n'est pas de force au-dessus de la force . En quoi 
cette tautologie est une réforme. — II. Tentative de 
V esprit humain en vue d'élever un principe au-des- 
sus de la force dans le domaine spéculatif : le 
monde des idées. — III. L'idée du vrai, forme su- 
prême de la croyance idéologique, considérée par 
Nietzsche comme un artifice biologique. Utilité vi- 
tale de la fiction idéologique. — IV. Examen, sous le 
jour de cette dernière conception de la vérité mo- 
rale. — V. Examen de la Vérité esthétique. — VI. 
Examen de la vérité logique . — |VII . Tentative de 
F esprit humain en vue d'élever un principe au-des- 
sus de la force dans le domaine historique et con- 
cret : le mouvement juif, le christianisme et la 
Révolution 

LE PARTI PRIS SOCIOLOGIQUE 

I. Les conclusions de la réforme philosophique excluent 
la possibilité de donner une origine logique aux ten- 
dances sociales de Nietzsche. Nécessité de les fonder 
sur un parti pris. Le critérium biologique, ce qui 



3 10 TABLE DES MATIERES 



est utile à la vie, substitué au critérium d'une Vé- 
rité en soi, est lui-même commandé par un parti pris. 
Il exige, pour être appliqué par surcroît, que d'autres 
partis pris le définissent et le précisent. — II. Des- 
cription des formes diverses du parti pris sociologique 
de Nietzsche. L'instinct de grandeur en opposition 
avec l'instinct de bien-être. Le goût pour la culture et 
pour les modalités aristocratiques. — III. Analyse du 
fait aristocratique : moyen de différenciation et de 
hiérarchie, il conditionne toute vie ascendante . — IV. 
Condamnation, du point de vue de l'instinct de gran- 
deur, de l'idéal chrétien et égalitaire. — V. Caractère 
positif de la philosophie de Nietzsche. Sa volonté de 
supprimer les causes du nihilisme. — VI. Présomp- 
tion en faveur du parti pris de Nietzsche . i r5 

SCHOPENHAUER ET NIETZSCHE 

I. Analogie entre la philosophie de Schopenhauer et 
celle de Nietzsche: leur point de divergence. — II. 
Substitution par Nietzsche, comme critérium de la 
valeur, de l'idée de puissance à l'idée de vérité: con- 
ciliation possible, sous le jour de cette conception, des 
deux partis pris opposés de Schopenhauer et de 
Nietzsche. — III. Examen et conciliation du double 
parti pris moral. — Examen et conciliation de la 
double hypothèse métaphysique 181 

NIETZSCHE ET LA PENSÉE FRANÇAISE 

I. Nietzsche comme réactif contre l'influence de la pen- 
sée étrangère sur l'esprit français . — II . L'œuvre 
de Nietzsche dans ses rapports avec celle de quelques 
écrivains français. — III. Les causes et la légiti- 
mité du grand retentissement de la philosophie de 
Nietzsche : causes propres à l'homme. — IV. Causes 
inhérentes à la race et au milieu. 237 



TABLE DES MATIERES 



LE PHILOSOPHE COMME CRÉATEUR DE VALEURS 

I. Recherche de la Vérité, au sens ancien, la Philoso- 
phie est, selon Nietzsche, création de valeurs. — II. 
Ce qui importe pour la vie du point de vue de la nou- 
velle évaluation : le non-vrai, l'illogique, le goût, 
issu de la physiologie, et qui échappe à toute moti- 
vation. — III. L'homme important pour la vie du 
point de vue de la nouvelle évaluation : l'homme 
épique 275 



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ACHEVÉ D'IMPRIMER 
le vingt octobre mil neuf cent quatre 

PAR 

BLAIS ET ROY 

A POITIERS 

pour le 

MERCVRË 

DE 

FRANGE 



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MERCVRE DE FRANCE 

XXVI, RVB DE GONDÉ PARIS-VI 6 

parait le I er et le i5 de chaque mois. 

Rédacteur en chef : Alfred Vallette. 

Littérature, Poésie, Théâtre, Musique, Peinture, Sculpture, 

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REVUE DE LA QUINZAINE 



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